On a les feux d’artifice qu’on peut, ou, par ces temps troublés, qu’on subit. Celui de la France, le 14 juillet, a porté les couleurs de la tristesse et du deuil, avec le terrible attentat islamiste de Nice. Quant à celui qu’on attendait de l’Arménie pour les 25 ans de son indépendance, il a d’ores et déjà du plomb dans l’aile. L’attaque du 17 juillet contre une caserne de la police d’Erevan a en effet cassé l’ambiance en jetant un éclairage cru sur l’envers du décor de l’État arménien, à la veille d’un anniversaire qu’il souhaitait sans doute plus festif. Résultat : le spectacle ainsi mis en lumière n’a rien de très brillant.
Faut-il que le pays soit dans un piètre « état » pour non seulement engendrer ce type de violence, mais aussi compter autant de soutiens à ce qui partout ailleurs serait considéré comme une action terroriste ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond en Arménie et que ces fous du Sassoun (Sasna Tzrer) ont voulu mettre en exergue en se lançant dans cette aventure ? Quel est ce malaise dont ces « enragés » sont à la fois le produit et le révélateur ?
En fait, le diagnostic est établi depuis longtemps. Tout le monde connaît les maux qui rongent l’Arménie comme nombre de pays de l’ex-Union soviétique. Ils ont pour noms « oligarchie », « injustices », « inégalité des citoyens devant la loi », « corruption », « pillage des ressources », « incivisme » et dans le cas particulier de l’Arménie, en prime, « guerre », « enclavement » et « pauvreté ». Autant de fléaux dénoncés par les preneurs d’otages pour justifier leur acte. Autant de pathologies en attente de remèdes, même si le régime Sarkissian n’a rien inventé en ce domaine, et qu’il s’est contenté de pérenniser le système en s’attachant surtout à sauver les apparences. Mais ses déclarations d’intention n’ont pas été suffisamment suivies d’effets pour changer la donne et encore moins pour modifier la vision apocalyptique qu’ont de la situation nombre d’Arméniens – au moins ceux qui sont descendus par milliers dans les rues d’Erevan fin juillet pour soutenir le commando. Sont-ils dans l’exagération ? En tout cas cette perception fonde à leurs yeux le droit à l’insurrection pour sortir le pays de la nasse, au nom du combat contre « l’ennemi intérieur », selon la phraséologie en cours.
Le commando des Sasna Tzrer s’est fait le porte-parole de ces « sans voix », de ces « laissés pour compte » de l’indépendance qui, en dépit de tout, s’accrochent à leur terre, aiment leur patrie et désespèrent de la voir sombrer, comme ils le pensent sincèrement. Dans ces conditions, la tentation du coup de force n’est pas loin. Après tout, la violence n’est-elle pas « la sage-femme de l’Histoire » ? Et « l’action, la sur du rêve » ? Même si l’on sait que les réveils sont parfois brutaux et que les « révolutions sont toujours inaugurées par des naïfs, poursuivies par des intrigants, consommées par des scélérats ».
Y aura-t-il « un avant et un après 17 juillet » en Arménie, comme l’affirme dans nos colonnes Alec Yenikomchian, figure de proue du soutien populaire aux Sasna Tzrer ? Il est clair en tout cas que l’Arménie ne peut plus se permettre le luxe de l’immobilisme. Et qu’elle doit repartir sur de nouvelles bases. Les législatives d’avril 2017 peuvent peut-être lui en fournir l’occasion. La frange radicale de l’opposition ne croit pas à l’alternative des élections, surtout si elles sont organisées par le régime en place. Mais quelle autre sortie de crise possible ? Ajouter le chaos au chaos au nom du « camp du bien » et des « intérêts réels » de la patrie au moment même où la guerre frappe à la porte de l’Arménie ? On a vu dans quelles catastrophes les « bons sentiments » ont plongé le Moyen-Orient. On sait dans quelles conditions et par qui l’Ukraine ou la Géorgie ont été poussées à la sédition, alors que de son côté Moscou n’est pas sans jouer un jeu dangereux avec l’Azerbaïdjan, « terre de feu » dans une région qui ne compte pas que des volcans éteints.
Aussi, la question se pose avec urgence : l’Arménie est-elle vraiment dans l’impossibilité de définir les règles d’un scrutin correct pour son petit million et demi de votants ? Tant que ce problème ne sera pas réglé une fois pour toute, il est à craindre que ses gouvernements seront toujours suspectés d’illégitimité et que sa société continuera d’être en proie au désordre et aux convulsions. Dans ce ciel plutôt sombre, une éclaircie a cependant vu le jour avec l’accord signé avant l’été par les partis de la majorité et de l’opposition parlementaire pour garantir la régularité de ces législatives, dont la forme comptera au moins autant que le résultat. Coût de l’opération : 15 millions d’euros. C’est-à-dire rien, eu égard aux enjeux. D’autant que l’Europe pourrait prendre en charge toute ou partie de la somme. Cette perspective revêt une importance capitale. D’un point de vue démocratique, c’est en effet avec le règlement de la question des fraudes, point focal des tensions interarméniennes, que se dessinera l’épure d’une sortie de crise par le haut. L’opération des Sasna Tzrer a laissé derrière elle quatre morts, des familles en deuil, plusieurs dizaines de blessés. Puisse de ce mal sortir un bien et que l’initiative quelque peu suicidaire des héros de la guerre du Karabagh et des militants des droits civils qui ont formé ce groupe, débouche sur une issue positive. Afin que les victimes de leur geste désespéré ne soient pas mortes pour rien et que l’engagement sacrificiel de ces faiseurs d’histoire(s), dans tous les sens du terme, ne soit pas vain.
Éditorial NAM 233-sept.2016