Il était une fois la révolution…

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Qu’ajouter à l’article critique de Philippe Raffi Kalfayan du 1er octobre dernier sur le site des Nouvelles d’Arménie Magazine dès lors que nous aurions du mal à ne pas partager certains parmi les arguments qui y sont exposés ? Le raisonnement est documenté et porte sur des faits qui ne sont malheureusement pas à mettre au crédit du Premier Ministre d’Arménie. N’étant pas juriste, nous n’entrerons pas dans les arcanes du Droit tel qu’il est débattu et malmené actuellement en Arménie. Pour autant, les impairs, sinon les imperfections constatés ici ou là ne nous conduisent pas à condamner le nouveau régime, dans la mesure où le cas arménien mérite d’être considéré de manière plus holistique que strictement juridique, à savoir en tenant compte du contexte politique du pays, de ses impératifs économiques, des mentalités qui y règnent, des trois décennies de souffrances et d’humiliations subies par une population avide de justice et de bonheur, sans parler des 70 années de soviétisme ou du fait que l’Arménie demeure un petit pays par le nombre d’habitants, en guerre larvée sur le flanc est depuis plus de 30 ans, et quasiment enclavé, avec un ennemi héréditaire sur le flanc ouest. Ces composantes complexes et étroitement imbriquées devrait les prendre en compte quiconque chercherait à passer au crible les décisions, les avancées et les fautes du Premier ministre d’Arménie.
(Certes, préserver le Droit pour un pays démocratique constitue le socle sur lequel il peut bâtir une société juste et prospère. Et monsieur Kalfayan aurait raison de penser l’Arménie actuelle selon cette seule optique juridique si les responsables de la politique, à commencer par le Premier ministre, n’étaient quant à eux contraints de tenir compte d’un bien plus large spectre d’obligations. Le cas de la mine d’or d’Amulsar suffirait à le démontrer dans la mesure où elle concentre un grand nombre d’intérêts contradictoires qui paralysent toute décision. Les écologistes n’en veulent pas ainsi que les villageois proches qui bloquent les routes depuis le 23 juin. Quant à la société Lydian, elle maintient qu’elle utilisera une technologie propre à respecter l’écosystème local. Sans parler de la Fédération Internationale des droits de l’homme qui a enquêté sur place et défend les opposants à la mine. Que dire des 1 400 personnes employées par l’entreprise qui n’ont pas pu aller travailler depuis le 23 juin ? Quant au gouvernement, il a hérité de cette patate chaude signée dans des conditions douteuses sous l’ancien régime. Pachinian, qui a promis du travail aux Arméniens, devrait-il au contraire se parjurer en supprimant des emplois ? Sachant qu’il ne peut se permettre le luxe d’un procès intenté par la société Lydian, ni celui de prendre contre elle une décision arbitraire qui rendrait peu crédible l’Arménie auprès des investisseurs étrangers. Toujours est-il qu’on ne peut lui reprocher une quelconque dérobade puisqu’il est venu à la rencontre de tous les opposants pour clarifier la situation. On est loin des pratiques précédentes où les décisions se prenaient à huis clos.)
Tout de même, étant donné que le passage entre l’ancien et le nouveau régime s’est opéré sans effusion de sang, il nous paraît incongru d’en faire coup d’État ? En effet, il n’y a pas eu, que nous sachions, renversement du pouvoir Sarkissian ni de façon illégale, ni de façon brutale. De même, la révolution, si révolution il y a, ne s’est pas faite par la force. Par conséquent, n’en déplaise à Monsieur Kalfayan, ces deux modes de transition ne sauraient selon nous s’appliquer à l’Arménie. J’ajoute que cette « révolution » n’est pas sortie du chaos, mais a mûri au cours de trente années de protestations continues de la part du peuple arménien, émaillées de plusieurs amorces de guerre civile, dont celle du 1er mars, et qu’une volonté de changement général a été entérinée par un vote reconnu comme transparent et incontestable, le premier depuis l’avènement de la république.
Dans ce contexte, il faut reconnaître à Serge Sarkissian, comme nous l’avons déjà fait, le mérite d’avoir affirmé que c’était Pachinian qui avait raison et qui voyait juste. Il faut saluer son courage pour avoir mis un terme à son mandat par un acte digne d’un homme d’État ayant le souci de la nation plutôt que celui tant de ses intérêts que de sa classe politique. On n’ose pas se demander ce qui serait arrivé si ce geste humiliant pour lui n’avait pas été accordé à ses opposants, à savoir à la majorité de la population arménienne. D’ailleurs, aurait-il pu faire autrement tant la pression de la rue était massive et unanime ?
Cependant, force est de constater que celui qui a orchestré cette « révolution » et qui prenait Nelson Mandela pour modèle, s’en est écarté à partir du moment où, au lieu de jouer sur la réconciliation et l’unité, comme le souligne à juste titre Monsieur Kalfayan, il a exacerbé les divisions entre son parti qui prétend représenter le peuple et celui des Républicains. Reste à savoir si les membres du parti républicain étaient solubles dans un régime de réconciliation nationale. On peut en douter, et le premier à en douter ce fut le Premier ministre qui a connu la prison de la part de ces mêmes Républicains. Toujours est-il que la politique d’apartheid, à savoir de développement séparé des populations blanches et noires, était autrement plus cruelle et injuste que l’ostracisation aveugle de la population arménienne par les Républicains. Et pourtant, Mandela, après vingt-sept ans d’emprisonnement, osera bâtir l’avenir de son pays contre sa propre rancune et contre l’esprit de revanche des Noirs, sachant que cet avenir ne pouvait être viable si devaient se perpétuer les antagonismes raciaux et politiques qui ont déchiré les populations.
Je reconnais, avec Monsieur Kalfayan, qu’une politique transitionnelle, fondée sur une constitution intérimaire, était nécessaire. Même si me choque une Constitution voulue sur mesure par un président et formulée à l’aune de ses intérêts, de manière à se mettre à l’abri de toute poursuite judiciaire, me choque aussi le fait que son auteur, Robert Kotcharian soit jeté en prison comme un chien alors même que son procès est en cours. Aucun représentant de l’autorité n’est censé ignorer que, dans une démocratie normale ou en voie de normalisation, tout prévenu est innocent tant que sa culpabilité n’a pas été démontrée par un jugement. A ce jour, la place de Kotcharian n’est pas derrière les barreaux. Il doit jouir pleinement de sa liberté de citoyen durant toute la durée de son procès sans pour autant être autorisé à quitter le pays. Et quoi, l’Arménie n’aurait-elle rien à envier au Japon qui jeta Carlos Ghosn en prison avant même qu’il n’ait eu le temps de savoir de quoi on l’accusait ? Rien à envier non plus à la Turquie qui garde en prison Osman Kavala alors même qu’aucune preuve tangible de sa culpabilité n’a été présentée. D’ailleurs, la déclaration du mécène au tribunal du 8 octobre dernier sonne comme un rappel au respect du droit : « Le fait que je sois maintenu en détention depuis si longtemps sans que le tribunal ait pu avancer des preuves de ma culpabilité est une violation supplémentaire du droit. Il s’agit d’une pratique illégale et discriminatoire, assimilable à une punition. J’exige que le tribunal mette fin à cette pratique illégale, discriminatoire ». Cette vindicte n’est pas à l’honneur de la nouvelle démocratie à laquelle aspire l’Arménie.
Le fait de se réclamer du peuple, comme le fait Pachinian, ici ou là, suscite obligatoirement le doute en raison du raccourci dont il s’accommode au détriment de la réalité. 70 % d’une population ne font pas un peuple, mais produisent une discrimination à l’égard des 30% qui ont le droit de penser autrement. Pachinian confond le peuple avec la foule des meetings où les présents buvaient ses paroles.
Par ailleurs, les Arméniens, peuple à sang chaud s’il en est, sont prompts à sanctifier un leader autant qu’à diaboliser son adversaire. Combien de fois n’a-t-on pas devant nous stigmatisé Kotcharian en le traitant de Turc ? Tandis qu’aujourd’hui, Pachinian est devenu une figure de saint laïc dont l’effigie se trouve partout ad nauseam. Il faut savoir que les Arméniens sont capables de retournements à 180° avec une brutalité qui étonnerait un observateur étranger. Ceux qui criaient « Levon ! Levon ! » (à savoir Levon Ter Petrossian) durant et après le charjoum, comme s’il était leur sauveur, ont réussi à le détester avec la même ardeur à la suite des élections probablement truquées de 1996 aux dépens de Vazken Manoukian, jusqu’à le pousser à la démission le 3 février 1998. Ils y ont gagné Kotcharian. Cela dit, cette sanctification aveugle de Pachinian atténue forcément les sens critique et civique du citoyen et donne à l’intéressé des ailes, sinon des mains pour se croire autorisé à fesser quiconque le contredit. Autrement dit, Pachinian jouit d’une telle notoriété qu’il pourrait être enclin à abuser de son autorité. Dans cette perspective, la démocratie pourrait virer à l’autoritarisme.
En effet, cette position éminente dans l’opinion est malsaine, même si elle est compréhensible. Pachinian devient de la sorte la main armée de la hargne qui anime une grande partie de la population humiliée par des années de frustration. J’ai toujours pensé que les applaudissements dont il bénéficiait lors des meetings étaient mâtinés de haine à l’égard des Républicains. Or, cette haine entre tenants de l’ancien régime et partisans du nouveau échauffe les esprits et circule partout dans le pays au point de menacer la sérénité dont il a besoin pour se normaliser. Au lieu de se battre ensemble sur les moyens à mettre en œuvre pour faire avancer le pays et le défendre, les Arméniens sont embourbés dans des querelles de procédures qui sont autant de perte d’énergie, alors que la population trépigne d’impatience dans l’attente des réformes promises.
Or, dans cette course aux réformes, nombreux sont les obstacles qui ralentissent l’action du Premier ministre.
Par exemple, la révolution dont celui-ci se réclame ne saurait être effective sans le remplacement des collaborateurs de l’ancien régime par des élites éduquées et neuves. Pour rappel, l’Arménie, pays jeune, n’a pas un corps de fonctionnaires capables de transcender les aléas des urnes et de travailler avec dévouement et abnégation uniquement pour la pérennisation de l’État et le bien public. En d’autres termes, manque à l’État arménien une institution qui formerait des fonctionnaires responsables de sa haute administration. Cette carence oblige le nouveau régime à composer avec des élites qui ont largement forniqué avec les gouvernances précédentes et qui y ont acquis des automatismes fondés sur l’égoïsme des intérêts propres plutôt que sur un comportement soucieux du bien général. Ce qui a pu avoir comme effet la formation d’un État profond, où ces élites ont pu prendre des décisions conformes à la défense de leur pré carré et non au profit du pays. (D’ailleurs, en Arménie comme ailleurs et même en France, les hommes étant ce qu’ils sont et les Arméniens bien davantage que des hommes, la création d’une élite de fonctionnaires pourrait constituer un État dans l’État propre à contrecarrer les décisions de l’exécutif.)
Cet état de fait constitue une sérieuse entrave à l’action du gouvernement. Dès lors comment ne pas comprendre Pachinian qui doit être obligé de nettoyer les écuries d’Augias s’il veut faire place nette et avancer. On se trouve ainsi dans le cul-de-sac d’une cruelle aporie : faire la révolution par le changement des élites alors que manquent les élites nouvelles.
De la même manière, le passage du soviétisme à la république n’a été qu’une vaste mascarade. Comme l’Arménie manquait de fonctionnaires aptes à assumer la nouvelle constitution, elle a dû reconduire ceux de la dictature précédente au risque d’y perdre dans le changement. En fait, au début de la république, les automatismes d’hier ont été simplement reproduites faute de formation pour faire vivre la pensée de l’Indépendance et en raison du chaos dominant provoqué par le conflit du Karabagh. Ce chaos, les voyous en ont largement profité pour accroitre leur business tandis que les héros se jetaient à corps perdu dans la bataille au risque de sacrifier leur vie. L’économie de l’urgence a tôt fait de détruire le travail par la vente précipitée des usines et des biens nationaux. Au chaos a succédé l’abîme. Et on aurait du mal à affirmer que les présidents qui vinrent après Levon Ter-Petrossian furent aptes à relever le défi à la fois de la défense nationale et de la reconstruction.
Que monsieur Kalfayan assimile Pachinian à un Erdogan poursuivant les gülenistes me paraît d’autant moins pertinent que Pachinian, plutôt que de s’acoquiner avec les Républicains comme Erdogan le fit avec Gülen, les a inlassablement combattus. Pour quelle raison me direz-vous ? Pour une raison de tempérament politique. Pachinian a mis sa vie au service du peuple arménien alors que les Républicains étaient au service de leurs sales affaires. Quant à lui donner des intentions et même des comportements de dictateur, aussi indiscutables et tranchés quand il s’agit d’Erdogan, cela n’est ni crédible ni supportable, même si des erreurs et des naïvetés ont été commises.
On se demande quels poux va chercher Monsieur Kalfayan dans la chevelure d’Anna Hagopian, l’épouse du Première ministre, quand il dénonce l’origine de l’argent devant servir à la Fondation Mon Pas dans les domaines culturels, éducatifs et de santé, principalement au profit des enfants gravement malades d’Arménie, alors que cet argent est majoritairement recueilli auprès de la diaspora ? Si les épouses Kotcharian et Sarkissian avaient pour mission de piloter une fondation semblable qui était de leur responsabilité, on ne peut pas dire que leur activisme ait été très visible ou très opérant.
« Faut-il rappeler que la justice est rendue par des hommes, et ceux-ci ont droit à l’erreur ? » écrit à juste titre Monsieur Kalfayan. Faut-il aussi lui rappeler que la politique est également rendue par des hommes et qu’ils ont droit à l’erreur surtout dans un contexte d’urgence et de renouvellement en vue de remettre le pays sur pieds ? Il reste que ce pays doit s’inventer un avenir de prospérité par le travail et remettre les comportements sur les rails d’une éthique conforme à ses fondamentaux culturels, sans quoi la révolution entamée, loin de rouler sur du velours, pourrait engendrer un tapis de ronces, d’épines et de barbelés.

Deuxième partie – Le Hayastan selon saint Nigol

Après son indépendance politique, l’Arménie a mis près de trente ans avant de conquérir sa démocratie, à savoir une démocratie réelle contre une démocratie de la fraude et de la misère qui l’a clouée sur place dans la stagnation ou déchirée sous les effets de l’émigration forcée par la désespérance économique ou l’humiliation politique. En effet, comme elles ont eu à affronter dès le début des catastrophes qui auraient pu terrasser le pays (séisme, guerre au Karabagh, fermeture des frontières à l’est et à l’ouest), les instances politiques dépassées par les événements ont dû parer au plus pressé. Nul ne saurait les incriminer dès lors que les résolutions prises dans la précipitation, les improvisations du moment, la nécessité de formuler les normes d’une nouvelle société s’accompagnaient d’un certain chaos dont les Arméniens les plus forts et les plus rusés ont largement profité. Malheureusement les Arméniens attendaient le droit, la justice et la paix sociale, ils n’ont reçu que la gangrène. Comme si elle couvait durant les années soviétiques et attendait le jour où l’Arménie deviendrait une république pour se propager. De fait, l’indépendance de l’Arménie n’a donné lieu qu’à un état de dépendance dans le sens où la seule dynamique économique qui l’a maintenue en vie se nourrissait de népotisme, de corruption, d’aghperoutyoun et de système D, tandis que le travail à l’étranger des Arméniens valides, sciemment entretenu, constituait une manne substantielle par la rentrée des devises, dispensant l’État de créer des emplois sur place alors qu’il profitait de cette situation de déliquescence pour régner sur une population abrutie par la pauvreté ou la quête de survie.
Cette immédiate indépendance nous l’avons vue et éprouvée pour l’avoir largement décrite ici ou là. Ce qui nous avait le plus frappé alors, c’était un état d’abandon généralisé, à savoir des hommes et des femmes n’ayant plus aucun soutien ni moral, ni familial, ni économique, tandis qu’en même temps se développaient des formes d’enrichissement qui juraient avec la misère ambiante. Comme l’Arménie profonde s’enfonçait dans une pitoyable dépression tandis que dans la capitale s’étalaient des luxes d’insouciance totalement artificiels, sans parler du caractère de plus en plus ostentatoire de certaines richesses, on se demandait si au delà d’une démocratie de façade ne survivait pas une forme de régression vers un féodalisme fondé sur le système des agha comme en Turquie ottomane et ailleurs. Ces maîtres de la vie sociale, qui mesuraient la vie des Arméniens à l’aune de leurs seuls intérêts, avaient pour noms ceux des oligarques comme le fameux Dodi Gago dont le sobriquet résonne comme un gag tellement cette figure emblématique du parvenu illustre bien une structure politique où les députés avaient tendance à voter en faveur de leur business plutôt que pour l’amélioration du bien général. De ce fait, il était difficile de définir cette Arménie hybride où se mêlaient inextricablement le droit et l’absence de droit. C’est cet embrouillamini qui nous a conduit un jour à définir l’Arménie comme une république démomerdique. Néologisme parmi les moindres, advenus sous notre plume, pour désigner ce pays politiquement indistinct et où les citoyens étaient devenus comme les déchets d’une corruption généralisée.
La première chose à laquelle s’est à juste titre attaqué le gouvernement actuel était de rendre la démocratie au peuple par la réhabilitation du droit. Aucune réforme ne pouvait être entreprise, aucun progrès, aucune volonté de changement dans quelque domaine que ce soit sans consolider le socle juridique sur lequel devait reposer la nouvelle Arménie. Sans le droit le pays irait à vau-l’eau comme sous les régimes précédents. En ce sens, nous pouvons mettre à l’actif du Premier ministre qu’il s’est donné pour objectif d’éradiquer la corruption dans la vie sociale. On aurait du mal à penser qu’un tel acharnement contre toutes les formes de corruption où qu’elles se développent soit le fait d’un homme capable de dérive autoritaire. En s’engageant dans cette voie, c’est lui-même qu’il expose devant un peuple peu enclin à tolérer les abus d’autorité. Et pourtant, la chasse aux Républicains dont l’influence toxique menace constamment les avancées sociales crée un climat délétère miné par le soupçon. Nous avons déjà exprimé le caractère intolérable des ingérences, supposées ou réelles, du Premier ministre, au sein de l’appareil judiciaire. Très certainement ses obsessions anti-Parti républicain ne peuvent que le conduire à jouer avec le feu.
Heureusement, l’autre obsession de Pachinian, c’est de rendre son intelligence à la jeunesse arménienne en élevant le niveau d’éducation. Il faut dire que le potentiel, dans ce domaine, est immense et que loin de l’exploiter, les régimes précédents l’ont au contraire maintenu à un grave degré de médiocrité. Ce n’est pas en introduisant le jeu d’échecs dans les écoles qu’on peut produire un avenir et développer un pays. Encore moins d’instruire les enfants dans la religion nationale. Le pari de Pachinian qui consiste à orienter l’éducation vers les technologies de l’information n’est pas vain. Il repose à juste titre sur ces scientifiques d’origine arménienne qui ont démontré que le génie arménien ou sa faculté d’accéder aux plus hautes marches, permettait de parier sur l’excellence des aptitudes et du potentiel qui anime la jeunesse du pays. « L’innovation et l’esprit d’initiative ont toujours été au cœur de l’identité arménienne. Tout au long de l’histoire, le peuple arménien a mis au monde des scientifiques, des ingénieurs et des inventeurs qui ont apporté une contribution inestimable au développement de l’humanité et à l’amélioration du niveau de vie », dit-il dans son discours inaugural pour saluer l’ouverture en Arménie du Congrès mondial sur les technologies de l’information. Le Premier ministre part d’un constat, que chaque membre de la diaspora a pu remarquer lui-même, à savoir que tout jeune Arménien qui se trouve dans un milieu intellectuellement stimulant est capable du meilleur. Ce qui n’a pas été le cas en Arménie durant les trente premières années de l’Indépendance. Pachinian souhaite pour l’Arménie ce qui se fait à l’étranger. Par ailleurs, il faut comprendre que les techniques de l’information, dès lors qu’elles pénètrent dans le tissu social et national, induiront des soins plus performants dans les hôpitaux, une défense plus efficace aux frontières, une panoplie d’emplois plus large. Déjà, ces opportunités font accourir de la diaspora des entreprises soucieuses d’investir dans le pays et d’ouvrir des startups dans tous les domaines possibles. Mais les étudiants arméniens n’auront pas attendu le Congrès pour commencer leurs travaux, ils y auront présenté des engins volants sans pilote, des robots et même une prothèse myoélectrique de bras.
Cependant, il n’est pas interdit de souhaiter que la nouvelle confiance qui règne en Arménie depuis l’émergence de la révolution de velours engendre une nouvelle conscience. Investir dans le matériel ne permettra pas au peuple arménien de vivre selon sa culture. Il risque au contraire de s’en éloigner. L’homme a besoin de trouver des repères culturels au gré d’une tradition collective qui, au cours de son histoire, lui a évité de sombrer dans la dépression par la résilience et le religieux. Tous les peuples investissent dans leur culture pour que la conscience de leur origine alimente leur élan vital vers un avenir plus brillant. L’homme a besoin de se situer s’il ne veut pas s’abîmer dans la névrose qu’alimentent l’inconnu de sa naissance et l’inconnu de sa mort. Se situer dans le temps par la réactivation des mythes et se situer par rapport à ses semblables par la pratique d’une fraternité de combat. Or, depuis des décennies en Arménie, le sauve-qui-peut et la corruption, le triomphe de l’argent au détriment d’une société plus égalitaire ont dominé les esprits. Il serait temps de revenir aux fondamentaux et de placer l’humanisme et la fraternité au centre du social. Sans une éthique de l’empathie, l’Arménie s’écroulera. Il faut penser l’autre, apprendre à penser à l’autre et à se mettre à la place de l’autre. En d’autres termes, mettre le fameux tsavet danem’ (je prends ton mal) au cœur d’une société qui a trop longtemps pâti d’un abandon généralisé. Non seulement, ce principe permettrait de revenir aux sources de la religion chrétienne pour que les Arméniens se maintiennent dans une sorte de verticalité mystique, mais il permettrait une véritable révolution des mentalités. Nous ne dirons pas que l’Arménien n’a pas ici ou là montré de la solidarité envers l’autre. Mais les manques sont nettement plus flagrants que les pratiques. Cette solidarité devrait d’ailleurs aussi jouer entre l’Arménie et la diaspora, laquelle depuis l’avènement de la République et la catastrophe du séisme de 1988 n’a jamais manqué d’établir des ponts avec le pays pour le sortir du naufrage. Même si le donateur n’a pas toujours été respecté correctement par le receveur.
Un peuple solide, c’est un peuple solidaire. Et la foi dans le « nous », c’est le « menk » du « menk enk sarere »( nous sommes nos montagnes). Un «nous» au sein duquel interagissent les responsabilité des uns par rapport aux autres comme le sang spirituel qui donne vie à ce « nous».
Denis Donikian, octobre 2019
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Denis Donikian

Source : https://denisdonikian.wordpress.com/2019/10/11/tsavet-danem-je-prends-ton-mal-2/

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