En menant de soi-disant frappes parallèles contre les positions de Daech en Syrie et du PKK en Irak, les autorités turques se sont une nouvelle fois livrées à cet art consommé de la manipulation qui a fait les grandes heures de leur histoire. De nombreux médias ne sont-ils pas en effet tombés dans le panneau, en titrant sur le changement de stratégie de la Turquie à l’égard de l’Etat islamique, dont chacun convient désormais qu’il bénéficiait jusqu’alors de la complaisance d’Ankara. En levant leur veto sur l’utilisation à des fins anti-Daech de la base américaine d’Incirlik, ce qui était tout de même un comble pour ce pseudo pilier de l’OTAN, les dirigeants turcs veulent visiblement donner le sentiment d’une évolution de leur politique, de moins en moins comprise sur la scène internationale. Une impression qu’ils espèrent voir crédibiliser par des frappes contre des positions djihadistes en Syrie, mises en exergue à grand renfort d’effets d’annonce. Mais qu’en est-il vraiment ?
Après le choc qui a suivi le terrible attentat-suicide de Suruc, lequel a valu à Erdogan de nombreux télégrammes de condoléances – dont celui de l’Arménie – il est apparu très vite que ce massacre (32 morts) visait en réalité au moins autant le mouvement kurde que l’Etat turc stricto sensu. Et qu’il n’était dès lors pas impossible que la responsabilité d’Ankara, dont le double jeu à l’égard de Daech n’a d’égal que son hostilité envers des Kurdes, soit mise en cause dans cette boucherie. La réaction immédiate des combattants des Forces de défense du peuple (HPG) qui ont exécuté deux policiers turcs estimés complices des islamistes dans cet attentat a montré en tout cas les limites de la crédulité kurde vis-à-vis d’Erdogan.
En autorisant l’usage de la base d’incirlik et en frappant Daech, ce dernier a en réalité surtout procédé à une classique manoeuvre de diversion pour détourner l’attention de son objectif premier qui est d’affaiblir le mouvement kurde. L’ouverture de la base américaine, dont les forces de la coalition ont pu se passer jusqu’à présent, ne semble en effet revêtir à ce stade des opérations qu’une portée purement symbolique. Quant à la pertinence militaire des attaques aériennes hautement revendiquées contre les islamistes, elle laisse dubitatif. Selon les Kurdes, elles n’auraient en effet atteint que des cibles dénuées de tout intérêt stratégique. Ce qui ne serait pas le cas de celles anti-PKK lancées le 24 juillet dans les régions de Qandil, Xakurke, Behdinan, Zap, Gare, Haftanin, Basya, Metina et Avaşin. « Des bombardements qui auraient fait des morts parmi la population civile ainsi que des dégâts matériels importants », d’après un communiqué du Congrès national du Kurdistan.
Même s’il s’échine à brouiller les cartes, le jeu d’Erdogan apparaît somme toute dans cette affaire assez clairement. Notamment à l’égard de sa perception des risques de renforcement de la résistance armée kurde le long de ses frontières, ressentis comme une menace pour l’intégrité territoriale turque. C’est ce danger qu’il n’a de cesse de vouloir conjurer, comme l’a attesté la passivité de ses soldats qui ont assisté armes au pied à l’agression djihadiste contre Kobané pendant des mois. Mais comment affaiblir les Kurdes, qui sont le seul rempart crédible contre les barbares de Daech, sans jeter le masque et déclencher la réprobation de ses alliés, un tollé du monde civilisé ? Erdogan, dont le nationalisme ombrageux se nourrit de narcissisme, a cru trouver la solution en faisant mine de radicaliser sa position à l’endroit de Daech, pour en réalité mieux frapper son ennemi principal, la résistance kurde. Ce qui in fine revient sur le terrain à renforcer Daech…
Les autorités turques sont familières de ce type de manigances. YouTube avait publié en mars 2014 une conversation bien intéressante entre le Premier ministre Ahmet Davutoglu, les chefs des armées Yasa Guler, et le responsable du renseignement Haka Fidan, dans laquelle ces trois « stratèges » envisageaient de lancer depuis la Syrie une fausse attaque contre la Turquie de manière à justifier une intervention militaire en retour et annexer une partie du territoire voisin en guerre. La situation d’aujourd’hui, qui procède de la même logique, repose la question de la force de nuisance d’un nationalisme turc qui entend d’autant plus jouer les premiers rôles, qu’il vient de subir un revers électoral, avec notamment l’introduction dans son propre parlement du HDP pro-kurde, et que son vieux rival dans la course au leadership régional, l’Iran, fait un come back spectaculaire sur la scène internationale et locale.
Les occidentaux, et en premier lieu les Etats-Unis, seront-ils à nouveau dupes des manoeuvres de l’Etat turc, alors qu’ils forment dans la bataille anti-Daech une sorte de front uni avec les unités de défenses populaires kurdes (YPG), liées au PKK, les uns en tant que forces aériennes, les autres en tant que forces terrestres ? Enfin, à force de jouer avec Daech, dont l’apprenti-sorcier Erdogan a encouragé jusqu’ici le développement, la Turquie ne risque-t-elle pas d’être contaminée à son tour par ce conflit dont elle espérait tirer profit contre son voisin syrien en soufflant sur les braises islamistes ?
Des questions qui intéressent au plus haut point la sécurité de l’Arménie, et derrière lesquelles se dessine celle de la complaisance occidentale à l’égard de cet hypernationalisme turc dont l’histoire a montré, à travers l’extermination des minorités chrétiennes du pays, qu’il n’était jamais aussi dangereux que lorsqu’il s’essayait à instrumentaliser le djihadisme.