Des dizaines de milliers de Turcs ont manifesté leur soutien à la laïcité jeudi 18 mai 2006 à Ankara et conspué le gouvernement islamo-conservateur au lendemain d’une attaque visant le Conseil d’État, bastion de la laïcité, qui a coûté la vie à un magistrat.
Plus de 20 000 personnes ont assisté aux obsèques de Mustafa Yücel Özbilgin, un juge âgé de 64 ans, tué mercredi par un tireur isolé qui a affirmé, selon des témoins, avoir agi au nom de Dieu.
L’assaillant, Alparslan Arslan, un avocat de 29 ans, a blessé quatre autres magistrats du Conseil d’État, une institution connue pour la fermeté avec laquelle elle fait respecter l’interdiciton du port du voile islamique dans la fonction publique et les universités.
«Gouvernement, démission», «premier ministre, assassin», «Maudite soit la Charia» (la loi islamique, qui n’est pas appliquée en Turquie, pays au régime laïque), «Les mollahs en Iran», scandait l’assistance, dans laquelle figuraient de nombreux militaires de haut rang.
Les manifestants, réunis sur l’esplanade de la mosquée de Kocatepe, la plus grande d’Ankara, ont violemment conspué les membres du gouvernement venus participer à la cérémonie.
Le ministre de l’Intérieur Abdulkadir Aksu a été visé par des jets de bouteilles en plastique, le vice-premier ministre Abdullatif Sener étant pour sa part accueilli aux cris de «Que viens-tu faire ici, sans honneur».
L’absence du premier ministre Recep Tayyip Erdogan – en visite dans la ville balnéaire d’Antalya (sud de la Turquie), selon son programme officiel – aux obsèques du juge a été commentée avec âpreté par les manifestants.
«Aujourd’hui, Erdogan s’est enfui à Antalya, demain il s’enfuira en Égypte», a affirmé à l’AFP Meral, une femme de 50 ans refusant de donner son nom de famille mais assurant que «l’ère du silence est finie».
Dans la matinée, une foule de plus de 25 000 personnes avait afflué au mausolée de Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), fondateur de la Turquie moderne et laïque, pour afficher son attachement aux valeurs de la République, scandant «La Turquie est laïque et le restera».
Des centaines de magistrats et d’avocats revêtus de leurs robes et une vaste foule de simple citoyens – certains arborant des photos d’Atatürk ou le drapeau turc – se sont inclinés sur la tombe d’Atatürk au cours de cette manifestation conduite par les chefs des principales instances judiciaires.
Le gouvernement islamo-conservateur du premier ministre Recep Tayyip Erdogan est montré du doigt car M. Erdogan, un ancien militant islamiste dont l’épouse et les deux filles sont voilées, s’en était publiquement pris aux décisions du Conseil sur le port du foulard.
«Ceux qui sont la cause de cette attaque doivent reconsidérer leurs positions et leur comportement», a asséné jeudi le président turc Ahmet Necdet Sezer.
La presse libérale accusait plus ouvertement le gouvernement d’avoir implicitement encouragé cette attaque, le quotidien Milliyet exhortant le cabinet de M. Erdogan à renoncer à «provoquer des tensions» au sein de la société turque, à écrasante majorité musulmane.
Le port du voile, strictement interdit dans la fonction publique et les universités, est perçu par les milieux laïques, dont la puissante armée qui se considère garante de la laïcité, comme un signe ostentatoire de soutien à l’islam politique.
L’auteur de l’assaut contre la plus haute juridiction administrative du pays était toujours interrogé jeudi.
Selon les journaux, Arslan serait proche des milieux islamo-nationalistes, et ses trois soeurs portent le voile islamique, selon le quotidien Vatan.
Le suspect avait affirmé la veille avoir agi seul et n’être lié à aucune organisation. La police a néanmoins interpellé cinq personnes susceptibles d’être liées au tireur.
L’état des quatre juges blessés, dont deux femmes, était jugé satisfaisant.