Génocide arménien: «Cette loi est inutile et superfétatoire»
Marc Semo, journaliste à «Libération», a répondu aux questions des Libénautes sur la loi condamnant les négationnistes du génocide arménien.
LIBERATION.FR : Jeudi 12 octobre 2006 – 17:31
Calfa: cette loi est-elle ou non opportune? C’est à force de se fonder sur l’opportunité que les pays européens ont abandonné la question du génocide arménien laissant la place au négationisme turc…
Cette loi est à mon avis totalement inopportune et je ne crois pas que la presse soit abandonnée au négationisme turc. Il suffit de voir, depuis déjà des années, la richesse des débats sur cette question et la quantité de livres publiés…
Danf: comment est-il possible qu’une loi influant sur les libertés individuelle ou collective soit considérée comme adoptée par l’Assemblée alors que 109 députés sur 577 l’ont votée. Allons-nous devenir le pays de la vérité «imposée»? L’Assemblée devrait dire de manière limitative ce qu’est un génocide et faire condamner tous ceux qui oseraient parler de génocides supposés : Sétif, Vendée ….
109, c’est en effet bien peu. Ce sont aussi tous les députés de droite et de gauche hostiles à l’entrée de la Turquie dans l’UE et ravis de mettre ce nouvel obstacle. Cette loi n’est pas encore adoptée… elle doit passer par le Sénat, puis revenir à l’Assemblée, puis être signée par le chef de l’Etat. Pour le reste, je suis d’accord avec vous, ce n’est pas à la loi de faire l’Histoire. Car si cette loi est un jour supprimée ou qu’elle n’est pas adoptée, cela ne signifiera évidemment pas qu’il n’y a pas eu 1,5 million d’Arméniens tués entre 1915 et 1917 dans des marches forcées et des tueries.
Calfa: en quoi la loi ferait-elle l’Histoire lorsqu’elle crée un délit visant à sanctionner la négation d’un génocide ? La négation d’un génocide parachève ce génocide. Instituer un crime de génocide consisterait-il aussi à «faire l’Histoire»? Dans les deux cas, ne fait-on pas moins l’histoire que respecter le principe de dignité humaine, fondement de notre société de l’après-guerre ?
Il existe déjà en France, depuis des années, la loi Gayssot sanctionnant le négationnisme par rapport à la Shoah mais pas seulement. Le grand historien Bernard Lewis avait déjà été condamné pour avoir parlé de la version arménienne de l’histoire à propos du génocide. Et beaucoup d’intellectuels dont Vidal-Naquet s’étaient insurgés contre ce verdict inepte contre un historien au sérieux incontestable. Cette nouvelle loi est donc d’abord inutile et superfétatoire. Elle amorce encore un peu plus une surenchère de lois mémorielles ou chaque groupe, chaque descendant de victime de l’Histoire voudra son texte sur mesure, avec des sanctions et de préférence encore plus sévère que le précédent. Ce serait une chaîne sans fin avec les Vendéens, les Albigeois etc. Dans ce cas, la situation est d’autant plus absurde qu’il s’agit d’une loi sur des évenements qui ont eu lieu dans un autre pays et où la France ne fut que très indirectement impliquée.
Sandie: quelle est la position de l’historien Pierre Nora?
Je ne sais pas, mais comme tous les historiens ou presque, il est en tout cas hostile à cette surenchère de lois mémorielles. Dix-neuf historiens de premier plan avaient d’ailleurs signé un appel en ce sens dans Libération, en décembre 2005.
Patrick de Vigo: pouvez-vous résumer la position des pays occidentaux, autres que la France, concernant le génocide arménien?
Les historiens continuent de débattre… nul ne nie l’ampleur des massacres: au moins 1,5 million d’Arméniens entre 1915 et 1917. Mais la discussion porte sur le caractère intentionnel et programmé des tueries. Pour certains, c’est un nettoyage ethnique de masse alors que les Ottomans veulent faire partir les Arméniens – qui prennent fait et cause pour les Russes – des frontières de l’Est. Cela se transforme en génocide, de fait, dans les conditions de la guerre et des massacres croisés; avec les Kurdes mais surtout les Circassiens qui tuent les colonnes d’Arméniens qui sont déportés pour se venger des tueries dont ils furent victimes dans la Russie tsariste en tant que musulmans. D’autres en revanche estiment qu’il y avait dès l’origine une intention délibéré d’exterminer totalement les Arméniens.
Patrick de Vigo: est-ce parce que la Turquie fait partie de l’Otan que certains pays occidentaux rechignent à lui attribuer, peu ou prou, la responsabilité du génocide arménien?
Cela n’a pas grand-chose à voir. Mais si les historiens occidentaux montrent la réalité et l’ampleur des massacres, ils sont aussi les premiers à nuancer leur jugement sur le caractère systématique et centralisé de l’extermination.
Lali: la position de la Turquie sur cette période de son histoire a-t-elle évolué?
L’examen de son passé par la Turquie est un phénomène long et douloureux. En France aussi, cela a mis des années et ce n’est qu’avec Jacques Chirac que la République a reconnu officiellement ses responsabilités et sa contribution à la Shoah au travers de l’Etat français de Vichy qui était auparavant considéré comme une «parenthèse». En Turquie, ce processus a commencé. Pour la première fois en septembre 2005, une conférence évoquant ouvertement le génocide a pu s’y tenir. Il y a certes des procès contre des intellectuels évoquant le sujet mais les choses avancent, d’où la crainte de ces mêmes intellectuels turcs de tout voir à nouveau bloqué à cause du contre-coup provoqué par la loi française…
Aminnaasse: est-ce que l’islam joue un rôle dans cette non-reconnaissance du génocide?
Non pas l’islam en tant que tel, mais la fierté nationale sûrement et la volonté de refuser les simplifications et l’oubli du contexte historique. Reconnaître qu’il y a eu un génocide de fait, ne signifie pas affirmer que ce génocide a été identique à la Shoah, avec la même planifcation préalable et la même intentionalité…
Sami: est-ce que vous pensez que la reconnaissance du génocide par les Turcs pourra accélérer leur adhésion à l’Union européenne?
Assurément oui, car ce génocide a été commis au cours d’une guerre européenne, où la Turquie était l’une des puissances en lice, avec déjà l’aide des Allemands et ce fut une répétition générale de ce que fut ensuite la Shoah pendant la Deuxième Guerre mondiale. Pour cela il faut qu’elle assume son histoire… mais ce travail de mémoire ne peut se faire que de l’intérieur et par elle-même…