Le mot est sur toutes les lèvres, dans tous les communiqués: laïcité, enjeu de la récente crise politique en Turquie. Mais plusieurs analystes ont une tout autre grille de lecture et récusent l’idée de l’affrontement entre deux camps définis comme laïque et religieux.
« La religion n’est qu’un prétexte, un instrument de la compétition politique entre le gouvernement et une partie de l’opposition. Ce sont des enjeux électoraux, institutionnels plus que de vrais enjeux de société sur la place de l’islam », analyse Alexandre Toumarkine, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul
« On ne se demande plus si la société s’islamise ou non. Le problème est posé en terme du contrôle de certaines institutions. On discute de rapports politiques », ajoute-t-il.
La crise a éclaté avec le refus de l’armée, exprimé indirectement mais clairement dans un communiqué, devant la possibilité qu’un membre du gouvernement issu de la mouvance islamiste devienne président de la République.
Quatre jours plus tard, la Cour constitutionnelle, arguant d’une question de quorum, annulait le vote au parlement à l’issue duquel le chef de la diplomatie Abdullah Gül avait échoué de peu à réunir les deux-tiers des voix requis.
« C’est en fait une lutte politique, une lutte pour le partage du pouvoir économique (…) Le côté qui se sent victimisé est celui qui estime posséder les villes, voire le pays, qui voit dans l’autre camp des arrivistes et qui est en train de se faire jeter hors de son pré carré », analyse Ismet Berkan, rédacteur en chef du quotidien Radikal, à l’instar d’autres éditorialistes turcs.
« Les manifestants descendus dans la rue pour défendre la laïcité n’appartiennent pas au même milieu social que ceux qui se taisent et qui attendent les élections pour prendre leur revanche –les couches populaires, moyennes, la province, les gens qui n’appartiennent pas au secteur public, les milieux plus conservateurs », énumère Alexandre Toumarkine.
Pour désamorcer la crise, le Parti de la Justice et du développement (AKP) a convoqué des législatives anticipées pour le 22 juillet.
Deux manifestations, à Ankara et Istanbul, les 14 et 29 avril, ont réuni plus d’un million de personnes réclamant le respect de la laïcité et refusant « la charia » que le gouvernement est accusé de vouloir imposer à terme.
Samedi encore, des milliers de manifestants se réunissaient à Manisa (ouest) pour défendre les mêmes thèmes.
La crainte de l’armée et des élites kémalistes serait donc moins celle d’une islamisation, à terme, de la société que celle d’une main mise du gouvernement sur les leviers de l’Etat et du pouvoir: ministères, système judiciaire, appareil bureaucratique…
D’ailleurs, la même armée, qui se pose aujourd’hui en défenseur sourcilleux de la laïcité, n’hésitait pas, dans les années 80 et après avoir renversé un troisième gouvernement, à brandir le Coran et à construire des mosquées. Il est vrai qu’à l’époque, l’ennemi principal était le communisme.
Quant à une « islamisation » de la société depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’AKP, elle reste au stade du soupçon, ou de l’entrée en vigueur de mesures relevant apparemment plus d’une certaine bigoterie que d’un vaste dessein fondamentaliste.
L’une des rares enquêtes posant la question du foulard notait, en novembre, qu’il était en recul, avec 11,4% des Turques le portant, contre 15,7% en 1999, selon la Fondation des études sociales et économiques turques (TESEV).
Et la Turquie a été épargnée, à l’exception d’attentats meurtriers à Istanbul en 2003, par les manifestations d’un fondamentalisme radical. Le pays, majoritairement sunnite, abrite de multiples confréries, et une branche issue du chiisme, celle des alévis, qui appartiennent à une islam résolument tourné vers la modernité.