Dans «Après-guerre», son nouvel ouvrage, l’historien britannique Tony Judt livre une ambitieuse et passionnante histoire de l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Et explique sa passion pour la France
Dans un entretien au Nouvel Observateur du 25 octobre l’historien revient sur le génocide arménien :
N. O. – Vous écrivez que «la reconnaissance de l’Holocauste est notre ticket d’entrée dans l’Europe». Comment expliquez-vous l’importance du poids de l’histoire en Europe, notamment dans les débats qui agitent la France par rapport à l’adhésion de la Turquie et à la reconnaissance du génocide arménien?
T. Judt. – La prépondérance du problème historique n’est pas nouvelle, ce sont les détails qui ont changé. Dans chaque pays qui a eu un «syndrome de Vichy», il s’est développé une hantise – justifiée – des silences passés, de la culpabilité, des crimes, des «plus jamais ça», etc. Toutes proportions gardées, le génocide arménien est le syndrome de Vichy de la Turquie. Il s’agit d’une affaire intérieure, à laquelle les Turcs devront apprendre à faire face. Si ce sujet a soudainement commencé à s’immiscer dans les discussions sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, c’est beaucoup par hypocrisie. Qui à l’Ouest s’est inquiété des pauvres Arméniens jusqu’ici? Seulement les Arméniens et une poignée de spécialistes et de sympathisants. Maintenant que le génocide arménien est devenu un bon argument pour garder la Turquie à distance, nous le citons tout le temps. Naturellement, l’Europe devrait faire de la reconnaissance des génocides passés un objectif commun. Mais rappelez-vous que l’Allemagne et la France sont devenues des membres fondateurs de la Communauté européenne longtemps, longtemps avant que l’un et l’autre de ces pays aient achevé leur travail sur leurs crimes de guerre et leurs silences…
N. O. – Vous terminez votre livre sur cette phrase: «L’Union européenne peut bien être une réponse à l’histoire, elle ne saurait jamais en être le substitut.» Est-ce à dire que l’Europe est définitivement prisonnière de son passé?
T. Judt. – L’expression a une signification légèrement différente. J’ai voulu suggérer que si les nombreux accomplissements de l’Union européenne étaient une réponse aux crimes et aux défaillances du passé européen, ils ne suffiront pas à nous garder de futurs crimes et erreurs. Pour cela, nous devons également étudier l’histoire et comprendre pourquoi la «nouvelle» Europe était nécessaire en premier lieu. C’est une chose qui ne doit pas être aussi évidente pour les générations futures qu’elle ne l’est pour nous.
N. O. – Au fond, comme entité politique et culturelle, quel sens un historien peut-il donner à l’Europe?
T. Judt. – Aujourd’hui, on pourrait presque définir un Européen comme quelqu’un qui est hanté par la définition de l’Européen. Evidemment, il y a une identité politique claire en Europe : les Européens sont des gens qui vivent dans un espace défini par un ensemble distinctif d’institutions juridiques, politiques, électorales et sociales; un espace que ceux qui se prétendent européens (Serbes, Ukrainiens, Turcs) souhaitent rejoindre. Cependant, je ne pense pas qu’il y ait une signification « culturelle » européenne, excepté pour une élite qui a partagé cette haute éducation pendant sept siècles : latine en premier lieu, puis francophone et aujourd’hui anglophone. En revanche, il existe un modèle socio-économique européen, très admiré partout et tout à fait différent du modèle américain. Naturellement, ce modèle risque de ne pas avoir beaucoup d’avenir si M. Sarkozy poursuit son chemin… Quoique le colbertisme demeure un instinct très européen, et, dans ce sens au moins, Sarkozy et compagnie sont plus européens et moins atlantistes qu’ils n’aiment à le penser.