J. Semelin : « l’historien peut contribuer à pacifier les mémoires »

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Principal initiateur du projet d’Encyclopédie en ligne de la violence de masse, Jacques Sémelin explique pourquoi le terme de « génocide » a été écarté et précise la dimension éthique de ce travail universitaire

ENTRETIEN avec Jacques Sémelin, historien, directeur de recherche au CNRS (1)

La Croix : Le terme de « génocide » paraît à la fois instrumentalisé et tabou aujourd’hui, dans l’examen de nombreux massacres commis dans le monde. Pourquoi ?

Jacques Sémelin : La notion de crime de génocide est au cœur de la convention des Nations unies du 9 décembre 1948. Celle-ci représente un texte de référence du droit international absolument central, qui figure en bonne place dans les statuts de la Cour pénale internationale créée en 2002. La convention s’est imposée au milieu du XXe siècle comme une réponse juridique de la conscience universelle contre la démesure des crimes de masse commis quelques années ou décennies auparavant.

En revanche, les chercheurs ne sont pas parvenus à s’entendre sur la définition du génocide. Ils sont divisés sur la notion d’intention, sur la définition de ce qu’est un groupe, sur la nécessité de retenir le critère de destruction partielle ou totale de ce groupe…. Un des buts de notre encyclopédie sera de mettre au jour ces débats. Les principaux auteurs y exprimeront leurs travaux et le lecteur se fera sa propre opinion.

Le groupe de pilotage de l’encyclopédie a retenu plutôt l’expression de « violences de masse ». Comment s’est-elle imposée ?

C’est incontestablement en résonance avec la réalité des XXe et XXIe siècle, où l’on a eu à connaître une échelle de violences inconnue jusque-là. Les termes de meurtres de masse, de viols de masse se sont imposés d’eux-mêmes pour les qualifier…. Dans ce contexte, l’expression de « violence de masse » porte aussi une notion culturelle, conjoncturelle. Son étude relève d’un projet né à un moment précis de l’histoire, où l’ampleur et l’atrocité des phénomènes aiguisent notre regard.

En outre, il est souvent très difficile de nommer ce qui se passe sur le terrain. Prenez l’exemple de la République démocratique du Congo à la fin des années 1990. On parle de 4 millions de morts à l’est du pays lors de la guerre qui a notamment impliqué le Rwanda et l’Ouganda. Il y a eu de très nombreux massacres, c’est-à-dire la destruction de non-combattants. Mais sans doute, pour la majorité, les victimes sont-elles mortes de maladie et de faim car leur fuite des exactions les a tenues très éloignées des centres de santé et de ravitaillement. Parler de génocide serait faux et réducteur. L’expression de violences de masse est plus englobante, plus neutre.
Comment est venue l’idée de ce projet ?

Travaillant depuis longtemps sur ces questions, j’ai pris conscience du rôle des intellectuels dans la légitimation de ce qui devient violences de masse. C’est la fameuse « Trahison des clercs », du nom de l’ouvrage du philosophe français Julien Benda, paru en 1929, où il dénonçait ceux des intellectuels qui oublièrent l’héritage universaliste au profit, à l’époque, du nationalisme ou du bolchevisme. Je considère que les universitaires ont une responsabilité à construire la connaissance sur cette question des violences de masse et à la diffuser. Nous devons renouer avec l’idéal universaliste, celui des encyclopédistes.

En analysant les mécanismes quiont pu conduire à des atrocités, une telle encyclopédie peut-elle servir à en prévenir d’autres ?

Bien sûr, il faut tout faire pour prévenir, mais il y a déjà des organisations pour cela. Nous nous cantonnons, quant à nous, dans la recherche historique. Cela dit, selon une phrase de William Faulkner dans Requiem pour une nonne : « Le passé n’est jamais mort, ce n’est même pas du passé » (« The past is never dead. It’s not even past »). Les morts ne sont jamais morts. Ils sont toujours là, gisant dans nos mémoires. Or cette mémoire est sujette à instrumentalisation. Il y a deux postures d’historiens possibles. Celle du justicier, à la façon de Chateaubriand. Ou celle du pacificateur des mémoires. « L’écriture historique vise à calmer les morts qui hantent encore le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires », affirmait Michel de Certeau.

Est-ce que cela s’assimile à de la prévention ? En tout cas, c’est une contribution en tant qu’historien. Calmer la mémoire des morts, cela revient à calmer les vivants. Il faut travailler sur la manière dont les vivants parlent des morts. L’historien peut y contribuer, en apportant des connaissances qui contribuent à pacifier la concurrence des mémoires. Mais le vrai travail ne peut être accompli que sur le terrain.

Recueilli par Jean-Christophe PLOCQUIN

(1) Auteur de Purifier et détruire : usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005, 485 p., 24 €.

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Author: raffi

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