Alexandre del Valle, le lundi 11 février 2008 à 04:00
Comme nous l’avions annoncé (*), l’une des priorités des « islamistes modérés » antilaïques actuellement au pouvoir à Ankara est de revenir sur l’interdiction du voile dans les lieux publics instaurée par Atatürk.
Les députés turcs islamistes du parti AKP viennent de voter un amendement constitutionnel autorisant le port du foulard islamique dans les universités. La mesure a suscité sans surprise de vives réactions de la part des milieux turcs féministes, laïques et kémalistes, électoralement et sociologiquement minoritaires.
Rappelons que le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Abdullah Gül et du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan dispose d’une majorité des deux tiers des voix (367 sur 550) à l’Assemblée, ce qui lui permet de modifier la Constitution et de réislamiser progressivement le pays. Cet objectif a déjà été atteint en partie avec succès depuis la première victoire électorale de l’AKP en 2002 – régulièrement confirmée depuis -, puis par le remplacement (août 2008) de l’ancien président kémaliste laïc Ahmet Sezer par l’actuel président islamiste Gül, grand partisan du retour du voile islamique, de l’interdiction de l’alcool dans les lieux publics et relais turc des milieux islamistes d’affaires saoudiens en Turquie. Il fut d’ailleurs un des cadres de la Banque islamique du développement (BID) basée à Djeddah, mise en accusation après le 11 septembre pour financement d’ONG islamistes proches d’al-Qaida.
« Obscurantiste »
Pour le Premier ministre Erdogan comme pour son fidèle ami et président de la République Abdullah Gül, le projet de « retour » du türban (voile en turc) dans les lieux publics est présenté comme une simple question de « liberté individuelle ». Pour la petite histoire, les épouses et les filles des deux fondateurs et leaders du parti islamo-conservateur au pouvoir n’apparaissent jamais en public sans leur voile islamique. L’amendement a suscité des réactions particulièrement vives au sein de l’armée, « garante de la laïcité kémaliste », de la magistrature et de l’administration universitaire, hostiles au türban en tant « qu’uniforme de l’islam politique ». C’est ainsi que le vice-président de la Cour de cassation, Osman Sirin, a averti que son institution interviendrait juridiquement pour défendre le principe de la laïcité contre ce projet « obscurantiste ». « Il est absolument inacceptable que le Conseil des ministres affaiblisse directement ou via de nouveaux arrangements le principe de la laïcité, valeur fondatrice de la République », déclarait-il la veille du second vote de ratification du projet prévu le 9 février dernier.
Spirale de la réislamisation
Quant au très laïcard parti d’opposition CHP (Parti républicain du peuple, fidèle à Atatürk), pour qui « la République laïque est en danger », il annonçait samedi dernier qu’il contesterait la révision auprès de la Cour constitutionnelle turque. Il est clair que pour les défenseurs de la laïcité kémaliste – cas unique en pays musulman – l’adoption par le Parlement de la mesure légalisant le voile en lieu public n’est qu’une étape préalable à une islamisation rampante, véritable « agenda caché » de l’AKP au pouvoir. Aussi, la récente loi prévoyant que « l’homme est responsable de son épouse », qui réintroduit indirectement le concept islamique de « minorité juridique de la femme », forme pour eux un tout. Et les pressions exercées sur les femmes ne portant pas le voile ne pourront qu’aller en se renforçant.
La spirale de la réislamisation est donc enclenchée, comme en Egypte ou ailleurs, et l’avenir des femmes turques libres risque d’être de plus en plus problématique, dans un pays où les religieux, jadis persécutés par Atatürk, prennent leur revanche face à l’acte infidèle impardonnable du « Père des Turcs » (Atatürk) qui abolit, en 1924, le califat islamique, laïcisa le pays, fit voter les femmes douze années avant les Françaises, abolit la loi islamique et cantonna le clergé dans un rôle purement cultuel restreint et hautement surveillé.
* La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste, 2004, et Le Dilemme turc, les vrais enjeux de la candidature d’Ankara, 2005, Les Syrtes.
Edition France Soir du lundi 11 février 2008 n°19718