Quel est le point commun entre le parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie, l’association gay et lesbienne d’Istanbul et le site Internet YouTube ? Tous les trois sont les victimes récentes de la justice turque. L’AKP, le parti au pouvoir, attend sa mort programmée. Jeudi 3 juillet, ses représentants doivent présenter leur défense devant la Cour constitutionnelle. Le parti du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, élu avec 47 % des suffrages à l’été 2007, est sous le coup d’une procédure en interdiction menée par les juges et dont l’issue ne fait plus de doute pour les Turcs.
CONTRAIRES AUX « VALEURS MORALES »
L’AKP est accusé par la justice de comploter contre le régime laïque et de vouloir instaurer la charia avec l’assentiment des « impérialistes américains »… L’organisation homosexuelle, Lambda, a été interdite fin mai. Un tribunal d’Istanbul a estimé que ses activités étaient contraires aux « valeurs morales et à la structure familiale turque ».
Quant au site de partage de vidéos YouTube, c’est la quatrième fois en moins d’un an que la justice ordonne sa fermeture. A chaque fois pour le même motif : la mise en ligne par des internautes grecs de vidéos mettant en doute les moeurs sexuelles du fondateur de la République turque, Mustafa Kemal. Un blasphème pour les gardiens de la République.
Critiquée pour ces procès controversés, la justice reste droit dans ses bottes, fidèle à sa ligne politique. « Il faut respecter les jugements, souffle un membre de la Cour de cassation, exaspéré. Les critiques sont totalement injustes. » Bruxelles réclame avec insistance une réforme de fond du système et une indépendance de la magistrature. Le gouvernement turc aimerait en profiter pour la mettre au pas. Mais la corporation se rebiffe : elle se considère toujours, avec l’armée, comme le dernier rempart du régime kémaliste, garante d’un modèle à la fois laïque, conservateur et isolationniste. Et elle fait corps derrière les hauts magistrats de la Cour constitutionnelle, chargés d’instruire les procès contre l’AKP, mais aussi contre le parti kurde DTP. Les acteurs politiques, le mouvement d’opposition kémaliste (CHP) excepté, s’inquiètent de cette dérive. « C’est l’oligarchie des juges », dénonce un porte-parole de l’AKP.
Chaque semaine, ou presque, les tribunaux font l’actualité. Ces derniers mois, les procès pour délit d’opinion contre des intellectuels, dont le Prix Nobel de littérature en 2006, Örhan Pamuk, avaient déjà sérieusement entamé la crédibilité de la justice. Les accusés avaient évoqué le génocide arménien ou critiqué les opérations militaires contre les rebelles kurdes du PKK. Pour certains procureurs sourcilleux, il s’agit d’une « insulte à l’identité turque » ou d’une menace contre la sécurité de l’Etat. Mais il y a eu aussi ce maire d’un village de la mer Noire, emprisonné pour avoir mâché du chewing-gum au cours d’une cérémonie en hommage à Mustafa Kemal. Ou cet instituteur à la retraite poursuivi pour avoir critiqué la loi antitabac, entrée en vigueur en avril.
Des dizaines de cas similaires ont éclos à travers le pays, selon l’agence de presse indépendante Bianet. Début juin, une militante voilée invitée sur un plateau de télévision faisait remarquer : « On ne peut pas attendre de moi que j’adore Atatürk, alors que les gens m’oppriment au nom d’Atatürk. » Sans surprise, le lendemain, un procureur d’Istanbul ouvrait des poursuites. « C’est un comportement hérité de la junte militaire de 1980 », explique Mustafa Sentop, professeur de droit à l’université Marmara d’Istanbul. A l’époque, toute critique du coup d’Etat et des généraux putschistes était systématiquement punie.
LES DROITS DE L’HOMME, « UNE MENACE »
Ce qui caractérise avant tout les magistrats, c’est « une mentalité de petit notable de province », selon Volkan Aytar, chargé de recherche à la Fondation turque des études économiques et sociales (Tesev). Pour lui, la justice est un frein à la démocratisation de la Turquie. Il a mené une étude avec le sociologue Mithat Sancar afin d’ausculter et de définir cet « esprit des juges », ce comportement de caste supérieure. « La plupart des magistrats voient les réformes comme subversives, dit-il. Ils se considèrent comme les gardiens d’un régime du passé. Comme les militaires, ils vivent coupés du reste de la société. C’est une dérive un peu sectaire. »
Quel est le rôle d’un magistrat ? « Protéger les intérêts de l’Etat », répondent 60 % des juges et procureurs qui ont rempli le questionnaire des deux chercheurs. « Rendre la justice » arrive bien après. Une majorité des magistrats interrogés estiment même que les droits de l’homme peuvent constituer « une menace pour la sécurité de l’Etat ».
Ce comportement est exacerbé dans le Sud-Est, à majorité kurde, et dès qu’il est question de droit des minorités ou de liberté religieuse. Dans le collimateur, le maire kurde de Diyarbakir, Ösman Baydemir, visé par vingt-quatre procès en moins de cinq ans, pour des motifs tels que l’infraction à la loi sur l’alphabet ou la publication de tracts en langue kurde. « On ne peut pas parler d’un Etat de droit, en conclut Ümit Kardas, un ancien juge militaire devenu avocat. Les juges et les procureurs sont les prototypes de l’idéologie militariste. Et le droit est un instrument. »
Dans son bureau, à Ankara, Constitution à la main, le vice-président du Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK) réfute tout parti pris politique. « Nous ne protégeons pas les intérêts de l’Etat, se défend Kadir Özbek, juge à la Cour de cassation. La polémique avec le parti au pouvoir est une bataille pour l’indépendance de la justice. Notre réaction est un réflexe d’autodéfense. Nous n’aimons pas que le Parlement ou le gouvernement intervienne dans nos affaires. »
« LA RÉPUBLIQUE EN DANGER »
Pour sauver « la République en danger », juges et procureurs font corps. Physiquement. Comme lors des grands défilés pour la laïcité, en avril 2007, devant le mausolée monumental de Mustafa Kemal, pour faire obstacle à la candidature d’Abdullah Gül à la présidence de la République. Ils avaient annulé son élection un mois plus tard. En 2006, ils étaient descendus en robe de fonction pour les funérailles de l’un des leurs, juge au Conseil d’Etat, tué par balles en pleine audience par un avocat.
Ce jour-là, ils avaient copieusement insulté les ministres qui s’étaient risqués aux obsèques, à la mosquée Kocatepe d’Ankara. Pour eux, le tireur, Alparslan Aslan, ne pouvait avoir agi que par fanatisme religieux, et l’AKP en était responsable. Depuis, une enquête a été ouverte contre une cellule d’activistes ultranationalistes, composée d’anciens militaires, d’avocats et de journalistes, soupçonnée d’avoir commandité cette attaque pour mettre le feu aux poudres.
Sur le campus de l’académie de justice, à Ankara, le prestige de la profession demeure intact. « Oui, nous avons un rôle particulier : protéger la Constitution et la laïcité », revendique Nurak Baygül, une future juge. Dans cette école de formation de la magistrature, créée en 2004, les étudiants se montrent tout de même bien plus critiques que leurs aînés. Question de génération. « Bien sûr, il faut réformer le système, admet Serkan Yildiz, apprenti procureur. Et appliquer les standards européens, notamment sur les droits de l’homme. »
L’Union européenne a financé, dans cette académie, un programme d’enseignement consacré aux droits de l’homme et à la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg. Mais le directeur de l’école, Sezai Ural, lui-même magistrat, reconnaît devoir faire face à des résistances idéologiques de la bureaucratie. « Nous avons du mal à donner notre avis sur le contenu de l’enseignement, constate-t-il prudemment. La culture du droit aujourd’hui doit être internationale. Le problème c’est que, comme les Français, nous sommes très étatistes. Et les juges sont toujours les plus orthodoxes. »
A l’écart des manoeuvres politiques, dans les longues allées grises de l’immense palais de justice d’Ankara, la justice est plus souvent source de crainte que de respect. Au deuxième étage, couloir de gauche, deux femmes, recroquevillées sur un banc, attendent leurs maris devant la troisième chambre correctionnelle. Le juge leur a refusé l’accès à la salle d’audience. A l’intérieur, les deux hommes, vendeurs ambulants de fruits et légumes, sont jugés pour travail illégal. « En plus, ils ont été tabassés par les policiers municipaux », gémit l’une des femmes. Les deux marchands ressortent furibards, avec une amende de 2 500 livres turques (environ 1 300 euros). Trois ou quatre mois de leur salaire.
Plus loin, un homme déambule de bureau en bureau, une pile de documents sous le bras. Son fils, raconte ce retraité de 60 ans, est en prison depuis 2000 pour avoir volé une voiture. « Il n’a toujours pas été jugé, explique Ekrem Kars. Il a subi des tortures. Je vais déposer un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. » Il passe le plus clair de son temps dans ce palais de justice. « Maintenant tout le monde me connaît ici. Mais la justice, c’est pour les riches. Moi je n’ai qu’une retraite de 520 livres turques par mois, et mon fils est en prison. »
L’amertume est largement partagée. Délais d’attente interminables, accueil du public déplorable… Les tribunaux sont loin de satisfaire les attentes. « L’institution judiciaire doit aussi être un service. Or elle n’est pas du tout orientée vers le citoyen », constate Seda Kalem, qui a mené une étude baptisée Justice Watch pour le centre de recherche sur les droits de l’homme de l’université Bilgi, à Istanbul. Selon elle, 60 % des citoyens turcs ne croient pas en une justice équitable.
Guillaume Perrier
LE MONDE
Article paru dans l’édition du 03.07.08