Interview d’Amberin Zaman journaliste turque à The Economist

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Interview d’Amberin Zaman
Par Khatchig Mouradian
Traduction Louise Kiffer

The Armenian Weekly – 9 août 2008

Amberin Zaman est correspondante en Turquie pour « The Economist ». Elle a aussi couvert les conflits du Nagorno-Karabagh et de l’Irak du nord pour de nombreuses publications internationales, y compris le Washington Post et le « Los Angeles Times ». Citoyenne de Turquie, elle partage son temps entre la Turquie et l’Arménie.

Dans cette interview menée par téléphone fin juillet, nous parlons des dernières nouvelles sur les relations entre la Turquie et l’Arménie.

Khatchig Mouradian – Comment le rapprochement récent entre la Turquie et l’Arménie est-il vu par les cercles politiques et le public dans les deux pays ?

Amberin Zaman – Comme vous le savez, il a été récemment révélé que les hauts fonctionnaires du Ministère turc des Affaires Etrangères ont rencontré secrètement leurs homologues arméniens en Suisse pendant quelque temps. Ces pourparlers ont posé sans aucun doute les fondations pour des ouvertures récentes et très publiques par des dirigeants turcs vers l’Arménie et par les dirigeants arméniens vers la Turquie. Parmi ces propositions, citons l’invitation du Président arménien Serge Sarkissian au Président turc Abdullah Gül à assister au match de football de pré-qualification de la Coupe du Monde, entre la Turquie et l’Arménie, qui doit avoir lieu le 6 septembre, et qui est la mesure la plus réjouissante et potentiellement révolutionnaire de toutes. J’espère que le Président Gül va assister au match. En fait, je suis presque sûre que oui, car ce dont nous sommes témoins c’est un revirement stratégique dans la politique des deux pays. En Turquie, il y a une conviction croissante que les relations avec l’Arménie doivent être affirmées et considérées selon leurs propres mérites, c’est-à-dire indépendamment des inquiétudes existantes au sujet de la façon dont cela pourrait affecter la résolution sur le génocide qui pourrait de nouveau être présentée devant le Congrès US. Une vision aussi rétrécie est ainsi remplacée par une approche plus large et plus sophistiquée, qui a pour but de réduire les tensions dans le Caucase, d’améliorer l’image internationale de la Turquie, et, au niveau économique, de gagner un accès terrestre direct à des marchés lucratifs d’Asie Centrale, qui restent bloqués puisque les frontières entre la Turquie et l’Arménie sont fermées. En outre, comme il serait plus facile pour n’importe quelle administration US de défendre une Turquie qui aurait des relations saines avec l’Arménie, ce qui contribuerait à la prospérité du peuple arménien, si le Congrès décidait de relancer la résolution du génocide ! Les responsables politiques turcs semblent finalement avoir compris cela.

La bonne nouvelle est que le public turc semble également prêt à normaliser ses liens avec l’Arménie. Quand la nouvelle des négociations secrètes a été annoncée, j’ai eu l’heureuse surprise de voir que certains des grands éditeurs et commentateurs de la presse courante pro-gouvernementale écrivaient en faveur de ces pourparlers, et demandaient vraiment que l’Azerbaïdjan soutienne ces négociations, car c’est aussi son intérêt. Le statu quo n’aide personne. Il y a des gens ordinaires de chaque côté de la frontière – dont les vies pourraient s’améliorer formidablement si des liens directs pouvaient être établis – et qui en paient le prix actuellement.

K.M.- Quelle est la réaction de l’Arménie ?
A.Z.- La réaction de l’Arménie aux efforts de briser la glace avec la Turquie a été dans l’ensemble positive. Même les Tashnags, du moins au début, ont apprécié l’idée du Président Gül d’assister au match de football.

J’ai été très récemment au Musée de Sardarabad, qui est, comme vous le savez, situé sur le champ de bataille où les Arméniens ont vaincu les troupes turques à la fin de la 1ère Guerre Mondiale, j’ai causé avec quelques vieilles Arméniennes là, des femmes qui avaient perdu leurs bien-aimés en 1915. J’ai été surprise et heureuse d’apprendre qu’elles n’étaient pas opposées à la visite du Président Gül. Elles ajoutèrent même que les Arméniens étaient lassés des motifs turcs, mais qu’il devait venir quand même. Des sentiments semblables se répandent également à travers une grand partie du peuple ici. Les gens comprennent que la paix avec la Turquie leur ouvrira largement un nouveau monde, et un monde plus prospère.

K.M.- Vous avez parlé d’un revirement de la politique étrangère de la Turquie vis-à-vis de l’Arménie. Parlez-nous du moment choisi de ce revirement. Nous lisons dans les journaux turcs qu’il y a deux camps dans les cercles politiques turcs: l’un pousse à continuer une approche radicale et l’autre pousse à une rapprochement avec l’Arménie. Dans ce contexte, comment voyez-vous ce revirement ?

A.Z.- En fait, il ne faut pas être induit en erreur par les nouvelles divulguées dans les journaux, dans lesquels on prétend que les négociations sont nouvelles. L’Arménie et la Turquie ont eu de tels pourparlers pendant des années. Ceci est le dernier round d’une série de telles négociations. La différence est que des deux côtés on semble plus désireux de les conclure d’une façon plus satisfaisante qu’à aucun moment auparavant. Le désir de rapprochement est tout à fait sincère. Certes, vous avez parlé de deux camps. C’est vrai. Il y a un camp à l’intérieur du Ministère des Affaires Etrangères qui est soutenu par quelques joueurs critiques au sein du gouvernement, et qui disent qu’on ne peut pas traiter avec l’Arménie tant qu’elle n’aura pas fait un geste quelconque en faveur de la question du Karabagh. Mais il y a un autre groupe de gens plus réalistes qui comprennent que si la paix doit être vraiment faite entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ce processus serait mieux servi par une Turquie qui aurait des relations diplomatiques normales avec l’Arménie, une Turquie qui pourrait réellement parler à l’Arménie et remplir une sorte de rôle de médiation significatif en aidant à rapprocher ces deux parties.
Ce sont les mêmes qui veulent que la Turquie adhère à l’Union Européenne. Ils comprennent que tant que la Turquie n’aura pas de relations normales avec l’Arménie, cela sera toujours brandi par ses opposants au sein de l’UE comme une excuse pour refuser à la Turquie une pleine adhésion. Ces mêmes politiciens croient aussi probablement qu’en établissant des relations diplomatiques avec l’Arménie, ils rendent moins envisageable que l’Arménie soutienne activement les efforts pour la reconnaissance internationale du génocide. C’est là qu’intervient la question de la commission d’historiens, et je suis tout à fait sûre que la nature et le but de cette proposition sont matière à un intense débat entre les diplomates turcs et arméniens.

K.M.- Il y a aussi quelques critiques en Arménie qui disent qu’à cause des propres problèmes internes du Président Sarkissian, et de la pression externe exercée sur lui après les mesures énergiques envers l’opposition pendant et après les élections, il est en train d’essayer de gagner la confiance des Européens et de l’US en améliorant ses liens avec la Turquie.

A.Z.- Oui, la pression nationale s’exerce des deux côtés, mais je ne dirais pas que c’est la principale raison. Pour l’AKP au pouvoir, aller sur place en Arménie c’était certainement une manière de gagner la sympathie internationale, car cela venait d’une attaque de l’armée et des laïques de l’intérieur. Il se peut qu’il en soit de même pour le Président Sarkissian. Mais même avant qu’il soit élu président, j’ai interviewé M. Sarkissian, et déjà à ce moment-là il m’a dit qu’il voulait des relations normales avec la Turquie, que l’Arménie n’avait pas de réclamations territoriales sur la Turquie. Il est allé encore plus loin maintenant en disant qu’il n’est pas opposé à l’établissement d’une commission historique. C’est un grand pas en avant qui lui a attiré de vives critiques de ses adversaires. En résumé, la volonté de prendre des risques semble plus forte des deux côtés.

Si on regarde les choses d’un point de vue objectif, n’oublions pas non plus que nous avons un Azerbaïdjan de plus en plus belliqueux, un qui ne marmonne que de guerre, et de récupération du Karabagh par la force. Nous avons à faire face à un Azerbaïdjan qui dépense des sommes folles pour des armes fantaisistes. Il est certain que tout cela marque les esprits officiels à Erevan. Evidemment, si l’Arménie prévoyait d’avoir des relations normales avec la Turquie, le risque d’un nouveau conflit dans la région serait grandement réduit. Mon sentiment est qu’afin de faire avancer ce processus, l’Azerbaïdjan aussi doit faire une certaine réflexion stratégique et se rendre compte que la guerre n’est pas une solution.

K.M. – Comment l’armée turque voit-elle le mouvement de l’AKP pour améliorer les relations arméno-turques ?

A.Z.- En réalité, personne ne connaît la position de l’armée turque sur la normalisation des liens avec l’Arménie. Et encore, personne ne sait vraiment quelle est leur position sur n’importe quelle question, à moins qu’ils ne le disent expressément eux-mêmes. Mais comme je l’ai déjà mentionné, ce qui est encourageant est que nous avons entendu dans les médias turcs, des personnages pro-gouvernementaux qui reflètent souvent les point de vue du personnel militaire, qui semblent bien soutenir ce processus. De sorte que cela me donne un grand sentiment d’espoir. En outre, l’armée désire de bonnes relations avec l’Amérique, et des relations normales avec l’Arménie signifient même de meilleures relations avec l’Amérique. Ceci dit, je suis sûre qu’il y a une grande sympathie pour l’Azerbaïdjan. On sait parfaitement que les officiers de l’armée turque ont aidé à entraîner les Azéris dans la guerre du Karabagh. Ces gens-là, s’ils sont toujours autour de nous doivent être plutôt bellicistes.

K.M. – Je veux vous interroger sur le patrimoine culturel et architectural arménien en Turquie aujourd’hui, et l’état dans lequel il se trouve. Pensez-vous que si la Turquie projetait de faire une tentative sincère d’améliorer la situation des églises, cimetières et monuments arméniens, ce serait envoyer un signe de bonne volonté à l’Arménie et à la diaspora ?

A.Z. -Eh bien, je pense que c’est une composante clé pour dé-traumatiser les relations entre les Turcs et les Arméniens, non seulement avec les Arméniens de la diaspora et ceux de l’Arménie, mais aussi avec les Arméniens qui vivent en Turquie aujourd’hui – les Arméniens qui sont restés en arrière et qui, on le comprend, ont un profil bas, et qui, par conséquent, risquent d’être oubliés dans la conversation au sujet de la Turquie et de l’Arménie. Je pense que les récentes ouvertures par le gouvernement, telles que la restauration de l’église d’Akhtamar à Van, montrent un changement. J’ai appris récemment que le maire de Gaziantep, une ville du sud de la Turquie, dont le maire est membre du parti AKP a commencé à restaurer là-bas une église arménienne. C’est quelque chose de dur, car comme vous le savez, nous avons un mouvement néo-nationaliste quelquefois violent. Le maire, je le comprends, a à faire face à un tas de critiques, mais cela ne l’a pas empêché d’avancer. Je pense que d’étreindre et de restaurer notre patrimoine arménien – car c’est notre patrimoine commun anatolien – va créer beaucoup de bonne volonté autour de nous. Nous devons cela aux futures générations. Mais évidemment il y a tellement plus de choses qui ont besoin d’être faites et défaites, comme dans le cas des églises qui ont été converties en mosquées. L’église des 12 Apôtres de Kars me vient à l’esprit. Comme vous le savez, elle a été récemment réouverte au public en tant que mosquée, bien qu’il y eût une autre moquée de grandes dimensions tout à côté. J’ai rencontré récemment Zaven, le directeur du Musée Paradjanov ici en Arménie, qui venait de rentrer d’un tour de dix jours en voiture en Turquie orientale. Il m’a montré les photographies qu’il avait prises des églises arméniennes et autres monuments de Turquie. Elles étaient magnifiques, car elles illustraient de la façon la plus claire et la plus douloureuse la richesse culturelle qui avait été accordée par le peuple arménien, le magnifique travail qu’ils avaient fait, les sculptures fantastiques. La plupart sont en ruines. Pourquoi devrions-nous les laisser se délabrer et pourrir ?
C’est très triste. Néanmoins, la restauration d’Akhtamar me fait espérer qu’il y aura d’autres travaux de faits à l’avenir. La société civile prend déjà une part active à ce processus, surtout les jeunes. J’ai été récemment au Festival d’Abricot d’Or ici à Erevan, et j’ai été très fière de voir un jeune cinéaste turc, Mehmet Binay, auteur d’un documentaire sur les crypto-arméniens de Turquie Il a parlé très éloquemment et sincèrement de ces gens, des fantômes du passé, et malgré un certain scepticisme il a réussi à conquérir son auditoire arménien. D’autres jeunes Turcs se sont approchés de moi, tout le temps, sont venus à moi avec des idées à ce sujet et à ce projet de construire des ponts avec l’Arménie. De même, j’ai aussi rencontré de jeunes Arméniens qui m’ont dit qu’ils avaient eu autrefois peur des Turcs, qu’ils avaient maintenant voyagé en Turquie et qu’ils étaient revenus avec seulement des histoires positives à raconter.

K.M. – Ma dernière question est au sujet du procès du meurtre de Hrant Dink. Quand nous en avons parlé il y a un an, vous n’étiez pas très optimiste sur le déroulement de toute l’affaire. Qu’y a-t-il de changé ?

A.Z. – Je dois dire que je commence lentement à changer mon point de vue là-dessus car, comme vous le savez, un officier d’active, un colonel, est en ce moment interrogé – un colonel qu’on soupçonne d’avoir été averti du meurtre longtemps à l’avance, et qui, semble-t-il, n’a rien fait pour l’empêcher. Aussi, est-ce là une affaire très importante. Il se peut que vous soyez au courant de toute l’affaire Ergenekon, et du fait qu’un ancien général, qui, dit-on, était le dirigeant de ce gang illégal, et qui est soupçonné d’avoir menacé Hrant à plusieurs reprises, est maintenant en prison. Lui et les autres membres de ce soit-disant gang Ergenekon ont à faire face à un grand nombre d’accusations, y compris un complot pour renverser le gouvernement. J’ai été amèrement déçue que le meurtre de Hrant n’ait pas été inclus dans les charges contre le gang. Toutefois, je reste confiante dans l’espoir qu’au cours de ce procès une plus grande clarté paraîtra sur la mort tragique et insensée de notre cher ami Hrant Dink, espérant que justice lui sera rendue. Nous devons justice à Hrant, à sa famille, à ses amis. Et nous devons justice à la mémoire de tous les innocents qui ont été tués sur ces terres.

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Author: raffi

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