Vingt-huit ans jour pour jour après le déclenchement d’un coup d’Etat militaire qui a traumatisé une génération de Turcs, un groupe d’intellectuels et de militants des droits de l’Homme a symboliquement jugé vendredi à Istanbul les généraux putschistes.
Dans la salle d’audience bondée d’une faculté de droit, deux « procureurs » ont lu un acte d’accusation accablant le général Kenan Evren, chef d’état-major lors du coup en 1980 puis président de 1982 à 1989, et les autres membres de la junte qui dirigea d’une main de fer le pays durant trois ans.
Ils ont imputé aux généraux -jamais inquiétés par la justice- la responsabilité de 650.000 arrestations, de 230.000 mises sous écrou, d’un usage systématisé de la torture ayant conduit à 171 décès en détention, de 300 morts suspectes, de 50 condamnations à mort mises à exécution.
Puis se sont succédé une douzaine de témoins, relatant dans une ambiance parfois lourde d’émotion les coups, les humiliations -la séquestration nus dans une geôle bondée, l’absorption forcée d’excréments-, les morsures des chiens entraînés à harceler les détenus.
« Certains d’entre nous pensaient que nous étions en enfer, que nous étions morts et que l’enfer était là », s’est souvenu Orhan Miroglu, qui a passé sept ans en prison à Diyarbakir (sud-est), de 1981 à 1988.
« J’ai été jugé avec 400 autres personnes, aujourd’hui 73 d’entre nous sont morts, notre espérance de vie avoisine les 50 ans », a constaté Bülent Aydin, condamné à mort pour appartenance à une organisation clandestine gauchiste, une peine commuée en prison.
Le 12 septembre 1980 à 04h00 du matin, l’armée s’est emparée des locaux de la radio-télévision publique, premier acte d’un coup d’Etat justifié selon ses auteurs par la nécessité de rétablir l’ordre après des années de violences entre groupes de gauche et d’extrême droite, qui ont fait quelque 5.000 morts.
Durant trois ans, la Turquie a vécu sous un régime militaire, son Parlement fermé, ses partis politiques et ses syndicats interdits, ainsi que la plupart des associations.
Vendredi, l’avocate Fethiye Cetin, présidente de la « cour », s’est inquiétée de la postérité du coup d’Etat dans la vie politique actuelle.
« La mentalité du coup d’Etat du 12 septembre vit toujours et continue d’influencer nos vie », a prévenu Me Cetin. « Nous continuons aujourd’hui de vivre les mêmes souffrances parce que nous n’avons pas pu nous confronter à notre passé et demander des comptes aux responsables ».
Le 20 octobre s’ouvre à Istanbul le procès d’une centaine de personnes -dont de nombreux officiers à la retraite- accusées d’avoir voulu semer par des attentats le chaos dans le pays pour préparer le terrain à un nouveau coup d’Etat qui aurait renversé le gouvernement, issu de la mouvance islamiste.
L’armée turque avait déjà procédé à deux coups d’Etat en 1960 et 1971. En 1997, elle a contraint à la démission, sous la menace d’une intervention, le premier gouvernement islamiste de l’histoire de la Turquie.
L’audience s’est achevée par une condamnation des prévenus au discrédit général.
Kenan Evren, 91 ans, vit actuellement à Marmaris, ville balnéaire de la côte méditerranéenne turque, où il s’adonne à la peinture.