Cette épée de Damoclès suspendue dans le ciel arménien a fini par tomber en orage de feu. Situation anormale qui n’empêchait pas de vivre normalement. Même si l’angoisse a semblé se rétracter avec les années, alors que des soldats tombaient au front, il fallait s’y attendre. Attendre en s’y préparant…
Depuis dix jours, dix jours de guerre, dix jours de morts, dix jours d’incertitudes, dix jours de rages, dix jours d’impuissances, dix jours, depuis dix jours, c’est la sidération. C’est à peine si aujourd’hui, cette quête compulsive de nouvelles sur le front se réveille de son cauchemar. Dix jours durant, l’écriture était à l’arrêt, étouffée par les serres d’une intranquillité venue du fond de l’inconscient, jusqu’à aujourd’hui où des mots ont commencé à frétiller vers une issue à cette sidération.
Or, passé ces dix jours, les représentants des différentes communautés arméniennes dans le monde ont commencé à se libérer par la parole. Parole forte, parole drue, parole d’engagement soucieux de reconnaissance, de justice et de paix. Mais s’ils sont pacifistes, les Arméniens ne sont pas passifs. Partout dans le monde, absolument partout, ils se sont réveillés comme un seul homme. Des fleuves d’Arméniens en colère ont déferlé dans les rues des capitales comme on ne les y attendait pas. Et jamais l’impuissance géographique des Arméniens de la diaspora n’aura généré conscience économique et conscience réquisitoriale plus fortes en symbiose avec la conscience combative des Arméniens d’Arménie et de l’Artsakh. Dans cette guerre qui se réveille aujourd’hui plus terrible qu’hier, les Arméniens auront déjà gagné la chose la plus précieuse à leurs yeux, leur unité, pour défendre la chose la plus précieuse à leur cœur, leurs terres.
Incapable de retenir ses pulsions d’ogre expansionniste, Erdogan aura au moins permis aux Arméniens ce qu’il n’avait pas prévu, qu’au-delà de leurs divisions, ils se serrent comme les cinq doigts des continents où les ont jetés les Jeunes-Turcs, pour devenir un seul poing. Grâce à Erdogan, les Arméniens de la diaspora et les Arméniens d’Arménie viennent de se reconnaître dans une même conscience nationale, une conscience armée, capable de rendre coup pour coup. Erdogan qui s’appuie sur le passé ottoman de la Turquie pour se faire plus grand qu’il n’est, ne pourra pas se débarrasser des Arméniens comme l’ont fait ses pères experts en ingénieries génocidaires pratiquées sur des femmes, des vieillards et des enfants sans défense. Car il a devant lui des Arméniens armés de l’expérience tragique qui marque toujours leur mémoire et qui innerve leur combativité, l’expérience du mensonge et de la ruse qui utilise le langage des promesses pour camoufler les noires intentions d’un grand crime. Aujourd’hui, les Arméniens montrent au monde entier que la duplicité turque s’est jouée des Occidentaux et que la bouche d’Erdogan dribble avec les mots comme avec un ballon de football. Aujourd’hui le monde est suspendu aux lubies d’un homme d’État qui aime à ce point son peuple qu’il préfère mettre le feu chez ses voisins plutôt que d’œuvrer pour son bonheur.
Lui qui considère ses démocrates comme des terroristes en raison de leur proximité avec les légitimes revendications des Kurdes, forcément terroristes eux aussi, ne voit aucune contradiction à avoir soutenu Daesh et à envoyer aujourd’hui des djihadistes et des supplétifs syriens en Azerbaïdjan. Or, le voilà qui rejoue 1915 en utilisant des esprits ensauvagés, tchete d’un nouveau genre, contre les Arméniens en vue d’accomplir l’idéal génocidaire des Turcs erdoganisés sans avoir à se salir les mains.
Malheureusement pour les négationnistes de tout poil, les médias n’auront jamais autant parlé du génocide. En pointant du doigt l’implication de la Turquie dans le contentieux de son complice avec le Karabakh, les Arméniens jette à la face de l’Occident la preuve que l’impunité du crime de 1915 encourage la nation criminelle, plus de cent ans après, à parachever leur extermination. Le 4 octobre 2020, Devlet Bahceli, leader de la deuxième force politique en Turquie et membre la coalition pro-Erdogan, déclare : « L’Arménie est cruelle, meurtrière et devrait être noyée dans le sang qu’elle a versé ». Ces propos qui défigurent les faits historiques reflètent l’esprit tordu du croyant Erdogan qui invoque Allah aussi bien dans ses discours politiques que dans une Sainte Sophie maquillée en mosquée et ne laisse aucun doute sur le peu de considération qu’il accorde aux créatures du Créateur, dès lors qu’elles ne sont pas turques. D’ailleurs, son petit frère en matière d’éradication, Ilham Aliyev, n’est pas en reste qui voudrait un Karabakh sans Karabakhtsi, à savoir sans Arméniens. Ce fameux Aliyev, dont un journaliste de la télévision turque Halk TV, Levant Gyultekin osera affirmer, à son corps défendant : « L’Azerbaïdjan est-il un pays ? Non, ce n’est pas un pays, ce n’est pas un pays, c’est un groupe tribal. En Azerbaïdjan, il n’y a pas de loi, pas de démocratie, pas de choix. Il y a un gouvernement autoritaire qui nage dans l’argent. Jusqu’à présent, il n’y avait pas de pays humain ». C’est dire qu’un président aussi corrompu, usurpateur, qui n’a aucun scrupule à offrir à la cause de la guerre de l’argent volé aux hommes et aux femmes de son pays, fait référence au droit international pour ramener dans son giron une terre dont il méprise les habitants légitimes. Quel homme ne voudrait pas se battre pour s’épargner de vivre sous la coupe d’un persécuteur et d’un voyou ? A fortiori, un Arménien qui n’a de commun avec un Azéri, ni la religion, ni la culture, ni l’histoire ? C’est que l’esprit démocratique dont ont fait preuve les Arméniens de l’Artsakh, sur des terres où leurs églises datent de plusieurs siècles, n’est pas soluble dans l’inhumaine pétrocratie de l’actuelle Azerbaïdjan. En ce cens, en toute objectivité, en toute humanité, les Arméniens sont en droit de répondre par des actes d’autodéfense élémentaires en décidant, fût-ce par les armes, de s’en détacher. Et de gérer eux-mêmes leur propre vie collective sur des terres où ils ont toujours vécu.
Par ailleurs, les fourberies de l’insultant Erdogan qui ne donne aucune limite à son arrogance, qui passe outre les lignes rouges du langage diplomatique en méprisant ceux qui ont fait droit à la reconnaissance du génocide, sont devenues à ce point manifestes que l’exaspération contre la Turquie est devenue générale tant dans les médias que dans le monde. En ce sens, la Turquie aura gravement perdu en crédibilité auprès des instances internationales, de sorte que les répercussions joueront en faveur de son isolement et contre ses intérêts.
Les Européens n’ont pas encore compris que le cas du Karabakh, c’est Charlie-Hebdo à l’échelle de deux nations, puisque un despote impulsif épaulé par des fanatiques de la pureté s’en prend à un petit pays du bout du monde habité par l’esprit du monde libre. Ce qui se passe aux frontières du Karabakh est un problème civilisationnel, comme le soulignait à juste titre Sahag Sukiasyan dans un récent article. Cette frontière où s’affrontent avec acharnement deux éthiques, deux philosophies absolues du monde et de son expression, deux humanités où l’une ne peut ni ne veut se dissoudre dans l’autre, sans manifester, comme on le prétend, les relents d’une guerre de religion, n’en demeure pas moins une limite où se disputent deux manières d’être au monde, pour ne pas dire deux perceptions de la gestion politique d’un pays. Une limite entre une démocratie pleinement établie et respectée, et une non-démocratie qui étouffe, qui écrase, qui ment et qui tue.
Denis Donikian
https://denisdonikian.wordpress.com
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