Paris, le 7 décembre 2020
Lettre ouverte
au Président du Conseil européen, M. Charles Michel
à la Présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen
aux vingt-sept chefs d’État ou de gouvernement de l’Union européenne,
Mesdames, Messieurs, cette lettre vous est adressée à la veille de votre rencontre au sommet, les 10 et 11 décembre, à Bruxelles
Depuis la signature du cessez-le-feu en Artsakh (Haut-Karabakh), le 9 novembre dernier, aucun des 27 dirigeants de l’Union européenne ne s’est rendu, à ce jour, en Arménie. Aucun chef d’État ou de gouvernement de l’Union européenne ne s’est rendu auprès du Premier ministre d’Arménie, Nikol Pachinian, pour échanger et exprimer sa solidarité envers un pays démocratique en souffrance… Donner courage et raisons de vivre, cela fait partie des valeurs humaines. N’est-ce pas ? Et porter secours à des démocraties meurtries aux confins de l’Europe – l’Artsakh et l’Arménie – cela n’émane-t-il pas des valeurs européennes ?
Nous avons, bien sûr, retenu que Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État chargé du Tourisme, des Français de l’étranger et de la Francophonie auprès du ministre Le Drian, s’est rendu en Arménie avec une cargaison d’aide humanitaire. Mais si cette visite avait été l’une des suites données à une visite du Président Macron en Arménie, elle aurait eu un tout autre sens. Elle aurait témoigné d’une solidarité politique.
Pourquoi aucun dirigeant de l’Union européenne ne s’est-il rendu en Arménie ?
Supposons que lors de la réunion prochaine du Conseil européen, à Bruxelles, une question soit posée à chacun des dirigeants européens concernant la raison pour laquelle ils ne se sont pas rendus en Arménie. Supposons-le, même si cela est hautement improbable. Les réponses seraient sans doute variées selon, par exemple, que les chefs d’État aient été insultés ou pas par Recep Tayyip Erdogan. Ceux qui n’auraient pas été insultés diraient peut-être qu’ils ne souhaitent pas aller au devant de cette mésaventure. D’autres avoueraient, à demi-mots, une amitié séculaire datant de l’Empire ottoman. D’autres diraient peut-être qu’ils craignent une réaction de colère de leurs administrés d’origine turque ou qu’ils s’inquiètent pour la sécurité de leurs ressortissants installés dans ces pays. D’autres mettraient en avant leur solidarité obligée envers la Turquie, seconde armée de l’OTAN. D’autres encore évoqueraient des contrats fructueux établis avec chacun des agresseurs, aussi bien avec la Turquie qu’avec l’Azerbaïdjan… etc., etc.
L’avez vous remarqué ? L’Azerbaïdjan et la Turquie ont des « amis » à profusion. Ils se bousculent devant leur porte pour des raisons économiques évidentes qui aiguisent les appétits. Lors de la guerre, l’on a vu le juteux commerce des pays vendeurs d’armes dernier cri. À ces derniers, l’on peut ajouter des pays proches pour des raisons religieuses, des pays mus par des raisons géostratégiques de toute nature, etc. Pendant ce temps, l’Arménie est seule si l’on ne compte la Russie venue marquer des limites qui la concernent elle-même directement. Le constat semble sans appel : le fait d’être un exemple parmi les jeunes pays démocratiques ne compte pour rien face à deux autocraties qui piétinent les libertés, qui recrutent des mercenaires djihadistes de Syrie ou d’ailleurs et sur lesquels pèsent des présomptions de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. On s’interroge pour l’avenir devant ce vaste conglomérat d’amitiés polymorphes dont bénéficient la Turquie et l’Azerbaïdjan.
L’Arménie est seule. Il faut questionner cette solitude. Les dirigeants de l’Union européenne devraient s’y atteler.
N’est-il pas étonnant de constater, par exemple, combien la moindre manifestation du mouvement de contestation en Biélorussie attire des sympathies vibrantes, alors que l’Arménie ne connaît pas cet honneur. Elle qui, pourtant, a redonné fierté à chaque citoyen, elle qui a travaillé depuis deux ans et demi à défaire un pouvoir oligarchique corrompu qui avait jeté, depuis l’indépendance, les mailles de son filet sur chaque recoin du pays et faisait croire que chaque âme était monnayable. Il y aurait « démocratie » et « démocratie ». Le phénomène mériterait un « décryptage » comme on dit dans les médias.
Et la Russie ? À quoi rime l’ostracisme dont elle continue d’être l’objet de la part des démocraties européennes ? N’est-il pas temps d’entamer un dialogue avec elle – aussi difficile soit-il – et d’ouvrir des voies nouvelles pour cette Europe en mal de perspectives. Cela décloisonnerait l’Arménie et l’Artsakh et permettrait, à terme, de leur assurer des frontières plus sûres. Les clivages d’antan ne tiennent plus la route et conduisent à des aberrations : c’est la Russie qui protège une démocratie – l’Arménie – et ce sont des démocraties, membres de l’Union européenne qui sont partenaires, quant à elles, de deux autocraties condamnées maintes fois pour des atteintes aux libertés – la Turquie et l’Azerbaïdjan…
Lorsque la Turquie a exprimé le désir insistant d’installer un poste d’observation en Azerbaïdjan pour surveiller le Haut-Karabakh et l’Arménie, le silence des démocraties concernant ce droit de regard a été glaçant. Il ne glace, semble-t-il, que les descendants des survivants du génocide de 1915. Seulement eux.
Le soutien apporté à l’Arménie par l’Europe serait une chance pour l’Arménie, mais aussi pour l’Europe. Non pas seulement pour le maintien du socle des valeurs européennes et universelles, mais aussi pour le maintien d’une présence sûre aux confins de l’Europe à l’heure des grands redéploiements géostratégiques.
Nous souhaitons, que les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne portent enfin leur attention sur les conséquences de la guerre en Arménie et en Artsakh, sur le sort des prisonniers civils et militaires aux mains de Bakou, en but à des actes barbares terrifiants, sur la protection de leurs frontières, sur leurs besoins médicaux, sur la reconstruction, sur tout ce qui garantit la vie, pour tout ce qui permet d’avoir espoir en l’avenir et donne le goût de vivre. Et à ce titre, nous souhaitons la venue en Arménie d’une délégation européenne, dans les plus brefs délais, préambule d’une politique européenne nouvelle en faveur de la protection de l’Arménie et de l’Artsakh
Nous souhaitons ardemment que le vote massif du Parlement français pour la protection du peuple arménien et notamment pour la reconnaissance de l’indépendance de l’Artsakh (301 voix au Sénat, 188 voix à l’Assemblée nationale) attire l’attention des membres du Conseil européen, et que la teneur des interventions des sénateurs et députés les inspirent.
Nous vous prions d’agréer, Mesdames, Messieurs, l’expression de notre considération distinguée.
Pour « Coopération Arménie », Liliane Daronian
Pour « Diaspoarts », Vatché Demirdjian