Nouvel épisode du sempiternel « deux poids deux mesures » : l’armenosphère s’indigne du contraste saisissant entre l’implication diplomatique, financière et même militaire de l’Occident en faveur de l’Ukraine agressée, et le silence qui a prévalu lors de l’offensive turco-azerbaïdjanaise contre la République du Haut-Karabakh et l’Arménie, elles aussi agressées. Cette réaction reprise en boucle sur les réseaux sociaux constitue-t-elle un soutien à l’opération militaire russe contre l’Ukraine ? Ce serait aller très vite en besogne que de l’affirmer. Même si les régimes de Ziélinski, comme d’ailleurs celui de son prédécesseur Porochenko, n’ont rien fait pour inspirer la sympathie des Arméniens, c’est le moins que l’on puisse dire.
N’ont-ils pas toujours défendu les positions du tandem Erdogan-Aliev contre celles d’Erevan, notamment vis-à-vis du Karabakh, appliquant en cela une Realpolitik cynique ayant bien peu à voir avec leurs aspirations démocratiques revendiquées? Des aspirations qui ont d’ailleurs atteint leurs limites, lorsqu’il s’agissait d’enlever et d’exfiltrer vers Istanbul plusieurs opposants à Erdogan en 2018, puis le Kurde Isa Ozer en 2020, accusé par le despote turc d’appartenir au PKK. Comme toujours dans ce cas de figure, cette proximité de Kiev avec Ankara a eu son équivalent avec l’Azerbaïdjan qui a trouvé dans l’Ukraine l’un de ses principaux partenaires militaires. Sans pouvoir affirmer preuve à l’appui dans ces lignes que les bombes au phosphore blanc utilisées par l’Azerbaïdjan durant la guerre des 44 jours ont un lien avec celles qui auraient été utilisées par Kiev contre les séparatistes du Donbass en 2014 – ce que l’Ukraine dément-, force néanmoins est de constater le haut niveau de coopération entre les deux pays, que ce soit sur le plan militaire, politique, diplomatique et économique.
Ainsi va la géopolitique : une alliance objective s’est nouée entre Kiev et Ankara, sur la base de leurs intérêts communs face Moscou, même si la Turquie, orfèvre en matière de double langage a parallèlement joué la partition d’un rapprochement avec Poutine ces dernières années, au grand dam de l’OTAN, dont elle est censée constituer une pièce maîtresse. Une fois encore, Erdogan a fait montre de sa capacité à initier des alliances de revers dans le cadre d’une duplicité assumée. But de cette danse du ventre : favoriser une montée des enchères à son profit, tout en faisant miroiter une disposition à se donner au plus offrant…
Par quel calcul cynique les « démocrates » ukrainiens, en recherche de soutien dans leurs aspirations à s’éloigner des modèles totalitaires soviétiques et post-soviétique, se sont-ils rapprochés d’Etats dont le fonctionnement n’a rien à envier à ceux qu’ils entendaient fuir ? La manœuvre a eu en tout cas pour conséquence d’inscrire l’Ukraine en faux par rapport à ses voisins démocrates d’Arménie, animés par une même soif de liberté. Triste monde, où le jeu des alliances et des besoins stratégiques fait fi du partage des valeurs, voire même des affinités électives, ce qui constitue, entre parenthèses, un nouvel accroc au concept de « choc de civilisations »… Car ce sont bien en l’occurrence des orthodoxes russes et ukrainiens qui s’affrontent, pour le plus grand bonheur de l’Etat turc qui en profite pour revaloriser son rôle dans la région, vendre ses drones à l’une des parties afin de payer sans doute les missiles S400 achetés à l’autre, tout en se posant en intermédiaire ou en faiseur de paix. Machiavel, quand tu nous tiens !
Une vérité s’impose toutefois à la lumière de cette guerre : la violence de la réaction russe aux velléités pro-occidentales ukrainiennes accrédite la thèse selon laquelle l’agression des forces du panturquisme contre l’Arménie démocratisée aurait bénéficié du feu vert préalable de Moscou, même s’il fut limité et conditionné eu égard à l’importance géostratégique de cet allié captif de la Russie. La séquence actuelle confirme en effet la détermination de Poutine à se montrer impitoyable envers ceux qui tenteraient d’échapper à son orbite. Quoiqu’il en coûte. La « punition » plus ou moins graduée pouvant être infligée soit directement comme avec la Géorgie en 2008 et l’Ukraine en 2014, soit par procuration, comme cela a été le cas avec l’instrumentalisation de la Turquie et l’Azerbaïdjan, en s’appuyant sur les contradictions historiques. Une convergence d’intérêts opportunistes d’autant plus payante pour ses protagonistes qu’elle favorise de surcroît la constitution d’un pôle oriental autoritaire, en phase avec les idéologies actuellement en vogue au Kremlin comme à Ankara et à Bakou.
Dérivant sur la pente du déclin, ni l’Europe ni les Etats-Unis n’ont voulu saisir la main que leur tendait implicitement l’Arménie depuis la révolution de velours. Arguant du prétexte de son impossible rupture stratégique avec la Russie, ils ne l’ont, d’une manière hélas prévisible, en rien soutenu, laissant en l’espèce Moscou, Ankara et Bakou décider de son destin. Et ce conformément au précédent de la Géorgie qui appela en vain Washington au secours, en 2008. L’expérience étant un peigne pour les chauves, cet exemple n’a pas servi de leçon à l’Arménie. Sa détresse, son isolement, mais aussi l’attraction des pompes aspirantes de sa diaspora l’ayant rendu particulièrement sensible aux légitimes appels à la liberté, dont l’effet a été potentialisé par les investissements massifs des ONG américaines dans le pays, depuis l’indépendance. Sous l’effet de son tropisme pro-européen qui l’a forgé durant les siècles où elle prospérait sur les rives de la méditerranée, l’Arménie a succombé aux charmes du softpower occidental. Du point de vue du Kremlin, elle a croqué la pomme. Mésestimant ainsi le coût de la tentation démocratique que Vladimir, Ilham et Reccep lui feront payer au prix fort, pendant que les sirènes occidentales- les mêmes qui font mine de se réveiller aujourd’hui pour l’Ukraine-, baissaient la voix et détournait ostensiblement les yeux.
Partant, faut-il être dupe du sursaut de vaillance dont font montre actuellement les pays de l’OTAN pour l’Ukraine? Qu’il soit permis d’en douter.
Depuis 50 ans, dans ce camp, la tendance est à quelques exceptions près à l’impuissance et à la lâcheté. Une pente qui s’est accentuée ces trois dernières années avec les abandons à la chaîne d’Afrine, de Chouchi et de Kaboul. Ce qui n’a pas échappé à Poutine et consorts. Une conclusion s’impose dès lors : Le seul sauvetage que l’ont puisse attendre de la « communauté internationale » est celui des apparences. Courage fuyons, mais avec de l’allure !
Aussi fragile soit-il, ce semblant de solidarité, proclamé à grand coup d’effets d’annonce, profitera peut-être à la démocratie ukrainienne, durant un temps d’espoir. On le lui souhaite le plus pérenne possible, contrairement à ce qu’a vécu l’Arménie dont le printemps de 2018 a déjà fait place à l’hiver.
Bonne chance cependant aux Ukrainiens ! Nul n’a le droit d’attenter à la liberté de ce pays. Même s’il sera difficile de contrôler les irrépressibles sentiments qui ne manqueront pas de naître à chaque fois que ses redoutables Bayraktars TB2 turcs qui ont tué tant d’Arméniens se feront pulvériser en vol par les missiles russes.
Ara Toranian