Nos ancêtres les Ourartéens

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Aux yeux de l’historien Maxime Yévadian, l’identité arménienne ne pourrait se résumer au seul génocide de 1915. Il publie en ce tout début d’année une remarquable synthèse richement illustrée qui explore en profondeur les origines du peuple arménien et de ce mystérieux royaume d’Ourartou grâce aux connaissances accessibles. Nous l’avons rencontré pour en savoir davantage.
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Nouvelles d’Arménie Magazine : Quelle est la genèse de cette enquête sur les origines de l’Arménie ?
Maxime Yevadian :
Ce projet remonte à la préparation de la commémoration des 2 800 ans de la fondation d’Erebouni (auj. Erevan) par le roi Arghishti Ier, célébrée par la république d’Arménie en 2018. J’avais alors noté que la dernière grande synthèse sur la culture de l’Ourartou remontait à plus d’une génération et que l’historiographie était atomisée entre de très nombreuses études archéologiques sur les fouilles d’un site, ou d’un type de matériel et des travaux tout aussi spécialisés des linguistes. Il me paraissait important d’essayer de construire une vision globale sur le royaume d’Ourartou, avec l’aide des principaux chercheurs qui travaillaient sur cette question. Pour cette synthèse, il fallait réunir des spécialistes français et allemands, russes et turcs, iraniens et arméniens… À Londres, Paris ou Berlin. Une gageure. Rapidement il est apparu que ce type de rencontres poserait à coup sûr de graves problèmes à plusieurs chercheurs à leur retour. On a donc tenté de construire un projet de synthèse universitaire associant, à distance, des spécialistes de chaque discipline… Puis le coup d’État de 2016 est arrivé en Turquie avec son cortège d’emprisonnements, d’exilés et de mises à la retraite d’office. Les meilleurs archéologues turcs qui étaient jusqu’alors des kémalistes ont « disparu » de la circulation. J’ai essayé de continuer à correspondre avec eux malgré le contexte complexe et, très curieusement, il n’ya jamais eu de réponse, alors que mes mails ne revenaient pas. Or tout chercheur utilisant une boîte académique, est confronté à sa petite taille et sa rapide saturation. Là, rien de tel ! La conclusion est simple, « on » continuait à relever les boîtes des chercheurs pour voir avec qui ils étaient en relation, il fallait donc arrêter tout contact. Dès lors, tout projet de synthèse devenait impossible et le restera sans doute longtemps. Surtout qu’un facteur nouveau est venu complexifier la situation… le poids de l’Azerbaïdjan en Turquie. En effet, tout projet en lien avec l’Arménie est sujet de très fortes pressions de la diplomatie azérie. Il y a là une entrave systémique, que le grand public connaît dans le cadre de la négociation sur l’ouverture de la frontière arméno-turque par exemple, mais leur politique d’influence va très au-delà, notamment dans le monde académique. Ainsi, et vous le comprendrez sans doute, il est apparu plus sage et réaliste de détacher le dernier chapitre de la synthèse projetée et d’en faire un ouvrage autonome.
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NAM : Dans votre ouvrage, vous démontrez la filiation du peuple arménien avec les Ourartéens. Sur quel corpus de sources avez-vous travaillé et comment évaluez-vous l’historiographie arménienne sur l’Ourartou ?
M.Y. :
Soyons clairs dès le début, quitte à être désagréable. Dans cet ouvrage, la thèse centrale n’est pas une volonté de prouver la filiation ourartéo-arménienne. Ma volonté est de mener une enquête méthodologiquement sérieuse et pluridisciplinaire pour examiner la question de la relation entre l’Ourartou et l’Arménie, en laissant ouverte la conclusion. Sinon on ne fait pas de l’histoire, mais on sert une idéologie, ce qui n’est jamais bon. Cette question est sensible, nous y reviendrons, et il ne fait pas de doute que ma démarche sera accusée de tous les maux, et c’est normal…
Mon propos dans cet ouvrage a été d’étudier de manière systématique tous les types de sources connues et d’en tirer, groupe de sources par groupe de sources, des conclusions ponctuelles à insérer dans une vision globale. Une partie de l’analyse des inscriptions achéménides, par exemple, est connue depuis des décennies. Ainsi, en 1970, paraissait la version française de la synthèse de Piotrovsky Boris, Ourartou. Dans les dernières pages de cet ouvrage, l’archéologue russe observait que dans la version vieux perse de la fameuse inscription trilingue du col de Behistun, gravée vers 519-517 av. J.-C. lorsqu’il était question d’« Arménie », le texte babylonien notait « Ourartou ». Il y avait là un fait à étudier et à expliquer. Puis en 1978, un pas majeur a été franchi avec la publication par Elizabeth N. von Voigtlander, de la version babylonienne de l’inscription de Bihistun comme premier volume du Corpus inscriptionum Iranicarum. Dès lors, le texte complet de cette version ainsi qu’une traduction anglaise précise était accessible à tous les chercheurs. Cette lecture est fondamentale car toutes les mentions dans le texte vieux-perse de l’« Arménie » ou des « Arméniens » sont rendues dans le texte babylonien par l’« Ourartou » et les « Ourartéens ».

Après cette date, le non-recours à ces travaux universitaires de grande qualité pose réellement un problème de méthode… dans ce petit livre, toute la fin a été consacrée à la mise à disposition des lecteurs de toutes les sources épigraphiques et littéraires disponibles pour permettre d’appréhender cette question et éventuellement de contester mes conclusions, ce qui est le fonctionnement normal de la recherche.
Les résultats de l’archéologie sont homogènes avec ceux que l’on peut tirer des sources épigraphiques et littéraires : il y a bien plus d’éléments de continuité que de rupture entre les périodes de peuplement ourartéen et arménien que l’inverse. Là encore, il restait à mettre en perspective les conclusions de plusieurs dizaines d’années de fouilles archéologiques.
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NAM : Pour appuyer votre thèse vous avez eu recours à d’autres (plusieurs) disciplines dont la linguistique. Mais comment se fait-il que l’arménien, qui est une langue indo européenne, ait une relation avec l’ourartéen ?
M.Y :
Rappelons pour nos lecteurs que l’arménien est considéré comme une langue indo-européenne car sur les onze mille racines, 927 sont d’origine indo-européennes, davantage encore sont des emprunts aux langues iraniennes et plus de 2221 mots sont d’origine inconnue. En plus de cela, la grammaire, la conjugaison et même une bonne partie de la syntaxe de l’arménien sont de structure indo-européenne. C’est un fait, et ne pas l’accepter serait déraisonnable. Face à cela, nous disposons de moins de 760 inscriptions ourartéennes contenant des formules très stéréotypées et aujourd’hui moins de 250 mots sont bien attestés, ils ne forment que des éléments de comparaisons souvent difficiles à manier. Sur cette base factuelle, un discours historiographique a développé l’idée d’une impossibilité de lien entre l’arménien et l’ourartéen. Cette vision est sans doute un peu manichéenne… Le fait est que les locuteurs de l’indo-européen ont eu le temps de réaliser des emprunts nombreux et importants non seulement à l’ourartéen mais aussi aux langues parlées dans la région aux deuxième et premier millénaires avant notre ère, ils devaient donc être dans la région. D’autant que les traces de l’invasion de l’Ourartou aux VIIe ou VIe siècles av. J.-C. par les locuteurs de l’indo-européen manquent absolument !
Nous devons concevoir un modèle intellectuel qui permette que dans un état dominé par les Ourartéens, des tribus de locuteurs de l’indo-européen aient dû vivre et prospérer, avant de prendre l’ascendant au moment de l’effondrement du royaume ourartéen, effondrement dont l’histoire reste encore largement à préciser.

NAM : Plus prosaïquement, en quoi les Ourartéens sont nos ancêtres ? N’est-ce pas là une construction de l’historiographie à l’image de « nos ancêtres gaulois » ?
M.Y :
On peut faire de nombreux reproches au récit traditionnel des origines des Arméniens tel qu’il a progressivement été élaboré depuis le Ve siècle, puis modernisé par les Pères Mékhitaristes aux XVIIe-XIXe siècles, et discuté par les chercheurs des XXe et XIXe siècles, mais il ne contient pas de mention de l’Ourartou que l’on ne connaissait pas ! Au cours du XXe siècle, un sentiment d’appartenance se développe en Arménie soviétique et en diaspora, avec cette culture au fur et à mesure de sa découverte, largement entravé par les autorités soviétiques qui ne souhaitent pas voir se développer un lien entre leur population et le territoire de la république de Turquie. Ainsi tout est minutieusement fait pour nier toute relation y compris, voire surtout, dans le champ académique. Cette situation est renforcée par la domination des études indo-européennes au sein de l’Académie des Sciences d’Arménie et donc tout refus de penser une dialectique de relation. Depuis l’indépendance de l’Arménie, tout cela a pris un tour baroque ! La grande histoire du peuple arménien en cours de parution a vu les volumes sur l’antiquité classique et le Moyen Âge être publiés sans trop de difficultés, par contre celui sur les origines n’est pas encore paru du fait de l’impossibilité de dépasser les oppositions évoquées. (L’histoire est vraiment une affaire d’hommes avec hélas trop souvent une dimension politique !)

NAM : Que dit la thèse turque au sujet de l’Ourartou ? Est-ce que l’historiographique turque revendique une filiation avec ce peuple ?
M.Y :
Les Turcs kémalistes ont traité cette question selon une focale politique, comme toujours. L’Ourartou, dont l’assise territoriale recouvrant pour une large part tout à la fois l’espace culturel arménien et le territoire de la république, pouvait devenir un point de tension potentiel. Pour éviter cela, il convenait tout à la fois d’imposer le silence sur l’Arménie, dans ce champ comme dans les autres, d’une part, et d’encourager, de l’autre, les chercheurs qui ne pensaient pas que ce lien existait ou qu’il était important à travailler : c’est ce qui fut fait.
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NAM : Vous avez sollicité le concours de Hovann Simonian, historien et spécialiste de la génétique des populations arméniennes. Que nous apprend la génétique dans l’affirmation de votre propos ?
M.Y :
Nous touchons là un élément décisif dans le processus de renouvellement de la recherche. Depuis le début des années 2000, les études sur la génétique des populations se sont développées rapidement. Les Arméniens, étant un peuple très ancien, constituent un cas extrêmement intéressant pour ces travaux. En plus du travail de plusieurs équipes internationales et de publications régulières, Hovann Simonian est le fondateur et administrateur du « Armenian DNA Project » qui se propose d’étudier l’ADN des Arméniens actuels. Cela m’a ainsi permis de retrouver des personnes avec lesquelles j’étais apparenté en Europe comme aux États-Unis alors que nos histoires familiales avaient oublié ces liens. Mais surtout, nous disposons à présent de la structure génétique des Arméniens qui est extrêmement variée et composée de 13 haplogroupes principaux. La genèse du peuple arménien témoigne de la situation de carrefour de leurs terres et de la séparation de ces populations des autres populations du Moyen-Orient au milieu du deuxième millénaire avant notre ère, donc bien avant l’essor de l’Ourartou… La génétique des populations nous amène à constater que les Ourartéens et les Arméniens sont deux étapes dans la vie de ces populations du haut plateau arménien et il faut maintenant penser ces faits. De plus, et nous retrouvons là le lien avec la linguistique, une étude parue dans la livraison du prestigieux magazine Science de 26 août dernier met en évidence qu’une partie des populations qui sont allées au nord de la mer noire pour former le foyer originel des locuteurs de l’Indo-Européen venaient des hautes terres arméniennes. Puis, une partie de ces locuteurs de l’Indo-Européen est redescendue vers le haut plateau plusieurs millénaires plus tard… Cette nouvelle vision renouvelle en profondeur la question des origines du foyer des locuteurs de l’Indo-Européen et permet de dépasser les oppositions antérieures. Ces avancées, aussi décisives soient-elles, ne sont que les étapes et tout porte à croire que nous ne sommes pas au bout de nos surprises… n

Propos recueillis par
Zaven Djandjikian

La rédaction
Author: La rédaction

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