Alexandre Dumas «Le Caucase»

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Entre 1858 et 1859, en pleine guerre du Caucase, Alexandre Dumas sillonne la région, avec humour, de la Mer Caspienne aux côtes de la Mer Noire. Il se révèle être un portraitiste exceptionnel mais surtout un fin observateur de la présence russe et des différents peuples qui compose ce Caucase. Parti de France en juin 1858, Alexandre Dumas a visité Saint-Pétersbourg, Moscou, Bakou, avant d’arriver en Géorgie en hiver.

«Le Caucase» extrait du chapitre XXIII

Lors des fêtes que le prince Toumaine m’avait données dans son palais des steppes, j’avais fait, à bord du bateau à vapeur de l’amiral Machine, le voyage d’Astrakan à la villa du prince Toumaine avec deux charmantes femmes nommées mesdames Petréienkof et Davidof, et une jeune fille nommée mademoiselle Vroubel. La pauvre enfant était triste et en deuil au milieu de cette fête : son père, hetman des Cosaques, était mort depuis huit mois.
Madame Petréienkof, femme d’un officier de marine, avait, pendant deux ans, habité Asterabad en Perse, et, pendant cinq ou six mois, Bakou, ville aujourd’hui russe, mais restée tout aussi persane qu’Asterabad. A Bakou, elle avait connu madame Freygang, m’avait beaucoup parlé d’elle ; de sorte que, la veille, lorsque j’avais rencontré madame Freygang – laquelle parle admirablement français – chez madame Pigoulevsky, je l’avais abordée comme une ancienne connaissance ; elle, de son côté, avisée par madame Petréienkof de mon arrivée, avait saisi l’occasion de me voir et était venue chez madame Pigoulevsky avec son mari, commandant du port.
Là, il avait été convenu que, le lendemain, M. Freygang viendrait me prendre avec sa voiture, et que nous rejoindrions au bazar madame Freygang, qui nous y attendrait.

La population de Bakou se compose tout particulièrement de Persans, d’Arméniens et de Tatars.

Qu’on nous permette de tracer en quelques mots trois types qui seront ceux de ces trois peuples, autant toutefois qu’un type peut représenter un peuple ; un homme, des hommes.

Puisque nous avons nommé le Persan d’abord, commençons par le Persan. Mais, qu’on le comprenne bien, nous ne parlerons pas du Persan de la Perse, – nous ne connaissons celui-ci que par un des plus brillants échantillons que l’on puisse voir, je veux dire par le consul de Perse à Tiflis, – nous parlerons des Persans des provinces conquises.

Le Persan est basané, plutôt grand que petit, assez élancé dans sa taille ; il a le visage long naturellement, et encore allongé en haut par son bonnet pointu et frisé, en bas par sa barbe invariablement peinte en noir, de quelque couleur que la nature l’ait faite ; il a la démarche plutôt dégagée que vive ; il marche vite quelquefois et court au besoin, ce que je n’ai jamais vu faire à un Turc.

Depuis plus d’un siècle, le Persan du Caucase, habitué à voir son pays conquis tour à tour par les Turkomans, par les Tatars et par les Russes, a fini, avec les idées de fatalisme qu’il tenait de la religion mahométane, par se regarder comme une victime vouée à l’esclavage et à l’oppression. Les anciens souvenirs, faute de livres historiques, sont effacés chez lui ; les nouveaux souvenirs sont des souvenirs de honte ; résister lui semble imprudent et inutile ; toute résistance, dans sa mémoire, a été punie ; il a vu le pillage de ses villes, la destruction de ses biens, le massacre de ses compatriotes : il a donc, pour sauver sa vie, pour conserver sa fortune, pour garder ses biens, été obligé d’employer tous les moyens, aucun ne lui a répugné.

Il en résulte que la première chose que l’on vous dit quand vous entrez à Derbend, – l’avant-garde des villes persanes que vous rencontrez sur la route d’Astrakan à Bakou, – il en résulte que la première chose que l’on vous dit quand vous entrez à Derbend par la porte du Nord pour en sortir par celle du Midi, c’est : « Ne vous fiez pas au Persan, ne vous fiez pas à sa parole, ne vous fiez pas à son serment ; sa parole, toujours prête à être reprise, suivra les fluctuations de son intérêt ; son serment, toujours prêt à être trahi, aura la solidité du fer s’il le mène à une amélioration quelconque dans sa position politique ou commerciale, la fragilité de la paille s’il est obligé, pour le tenir, de sauter un fossé ou de franchir une barrière ; humble devant le fort, il sera violent et dur devant le faible. Avec le Persan, prenez toutes vos précautions en affaires ; sa signature seule ne vous donnera pas une certitude, mais une probabilité. »

L’Arménien est à peu près de la taille du Persan ; mais il engraisse, ce que le Persan ne fait jamais. Il a, comme le Persan, les traits d’une admirable régularité : des yeux magnifiques, un regard qui n’appartient qu’à lui, et qui renferme à la fois, comme les trois rayons tordus de la foudre, la réflexion, la gravité, la tristesse ou la soumission, peut-être l’une et l’autre. Il a conservé les moeurs des patriarches. Pour lui, Abraham est mort d’hier et Jacob vit toujours ; le père est le maître absolu de la maison ; après lui, son premier-né ; ses frères sont ses serviteurs, ses soeurs ses servantes ; mais premier-né, frères et soeurs sont respectueusement courbés toujours sous la volonté indiscutable et inflexible du père. Rarement ils mangent à sa table ; rarement ils s’assoient devant lui : pour qu’ils le fassent, il leur faut non seulement une invitation de celui-ci, mais encore un ordre.

A l’arrivée d’un hôte recommandé ou recommandable, ce qui est la même chose pour l’Arménien, il y a fête dans la maison ; on tue, non plus le veau gras, – les veaux sont devenus rares en Arménie ; est-ce parce que les enfants prodigues y sont communs ? je n’en crois rien, – on tue un mouton, on fait préparer un bain et l’on invite tous les amis au repas ; et, avec un peu d’imagination, rien n’empêche de croire qu’à ce repas Jacob et Rachel vont venir s’asseoir et célébrer leurs fiançailles.

Voilà, avec une économie rigide, un esprit d’ordre admirable et une immense intelligence commerciale, le côté extérieur et visible des Arméniens.
Maintenant, l’autre côté, celui qui reste dans l’ombre, cette seconde face qui n’est visible qu’à la suite d’une longue fréquentation, d’une profonde étude, rapproche la nation arménienne de la nation juive, avec laquelle elle se lie par des traditions et des souvenirs historiques qui remontent à l’origine du monde. C’est en Arménie qu’était situé le paradis terrestre ; c’est en Arménie que prenaient leurs sources les quatre fleuves primitifs qui arrosaient la terre ; c’est sur la plus haute montagne de l’Arménie que s’est arrêtée l’arche ; c’est en Arménie que s’est repeuplé le monde détruit ; c’est en Arménie, enfin, que Noé, le patron des buveurs de tous les pays, a planté la vigne et essayé la puissance du vin.

Comme les Juifs, les Arméniens ont été dispersés, non pas dans le monde entier, mais dans toute l’Asie. Là, ils ont passé sous des dominations de toute espèce, mais toujours despotiques, mais toujours de religions différentes, mais toujours barbares, n’ayant que leurs caprices pour règle, que leurs volontés pour loi. Il en résulte que, voyant que leurs richesses étaient un sujet de persécution, ils ont dissimulé leurs richesses ; reconnaissant qu’une parole franche était une parole imprudente, et qu’à cette parole imprudente leur ruine était suspendue, ils sont devenus taciturnes et faux. Ils risquaient leur tête à être reconnaissants envers un protecteur d’hier tombé en disgrâce aujourd’hui, ils ont été ingrats ; enfin, ne pouvant être ambitieux, puisque toute carrière leur était fermée, excepté celle du commerce, ils se sont faits commerçants, avec toutes les ruses et toutes les petitesses de l’état. Cependant, la parole de l’Arménien est à peu près sûre ; sa signature commerciale est à peu près sacrée.

Quant au Tatar, nous en avons déjà parlé comme type ; son mélange avec les races caucasiennes a embelli le galbe primitif. Il a été conquérant, il est resté guerrier ; il a été nomade, il est resté voyageur ; il est volontiers conducteur de haras, berger, éleveur de bestiaux ; il aime la montagne, la grande route, les steppes, la liberté enfin ; pendant qu’au printemps le Tatar quitte son village pour n’y rentrer qu’à l’automne, sa femme file la laine des troupeaux qu’il fait paître, tisse les tapis de Kouba, de Schoumaka, de Nouka, qui rivalisent pour la naïveté des ornements, le charme de la couleur, la solidité de la trame, avec les tapis persans, et qui ont sur eux l’avantage de se vendre à moitié du prix de ces derniers. Ce sont encore eux qui font les poignards à la fine trempe, les fourreaux aux riches ornements, et ces fusils incrustés d’ivoire et d’argent pour lesquels un chef montagnard donne quatre chevaux et deux femmes. Avec le Tatar, on n’a pas besoin de signature, la parole suffit.

C’était au milieu de cette triple population, qui commence à Derbend, que nous allons vivre désormais. Il n’y avait donc pas de mal à la bien étudier pour la bien connaître. Je n’ai point parlé de la population géorgienne, que l’on ne trouve guère hors de la Géorgie, et à laquelle d’ailleurs, il faut consacrer, – tant elle est belle, noble, loyale, aventureuse, prodigue et guerrière, – une étude toute spéciale.

Le commerce de Bakou est celui de la soie, celui des tapis, celui du sucre, celui du safran, celui des étoffes de Perse, celui du naphte. Nous avons parlé de ce dernier commerce. Celui de la soie est considérable, quoique ne pouvant se comparer à celui de Nouka. On récolte à Bakou cinq ou six cent mille livres de soie, qui se vend, selon sa qualité, de dix à vingt francs la livre. La livre russe n’est que de douze onces.

Le safran vient après ; on en récolte seize à dix-huit mille livres par an. Il se vend de huit à douze, et même quatorze francs la livre. On le pétrit avec de l’huile de sésame, et l’on en fait des galettes plates faciles à transporter. On vend à Bakou deux sortes de sucre : l’un très beau et qui vient d’Europe ; l’autre, qui se fabrique dans le Mazandéran, se vend par petits pains, et a la valeur de notre grosse cassonade. On comprend que, de toutes ces marchandises, les seules que j’eusse la curiosité de voir étaient les tapis, les étoffes de Perse et les armes.

Jean Eckian
Author: Jean Eckian

Ancien journaliste reporter d’images, Jean Eckian devient Directeur Artistique des sociétés discographiques CBS et EMI Pathé-Marconi. Il a par ailleurs réalisé de nombreuses photos de pochettes de disques. Directeur de Production de films publicitaires (Europe 1, Citroën) et réalisateur de films institutionnels et de reportages (Les 90 ans du Fouquet’s, l’Intégration…), il écrit ensuite pour la presse de la Chanson et anime sur MFM les émissions "Les Histoires d’Amour de l’Histoire de France" et un éphéméride du siècle passé en chansons (Alors Raconte). Co-organisateur du disque "Pour toi Arménie" avec Charles Aznavour et Levon Sayan, Jean Eckian est aussi l’auteur du livre "Vous êtes nés le même jour que…" Il écrit aujourd‘hui pour la presse de la communauté arménienne de France et de l’étranger et a créé le Mémorial Mondial du Génocide des Arméniens sur internet.

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