Arménie. Mourir pour renaître

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Deux principes de droit international s’opposaient dans le conflit trentenaire du Haut-Karabagh, Artsakh en arménien : l’intégrité territoriale, revendiquée par l’Azerbaïdjan, vs. le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, pour le Karabagh et l’Arménie. Sauf qu’en l’occurrence, les frontières du Karabagh avaient été décidées par Staline en 1921 de manière arbitraire et opportuniste, en violation flagrante du droit des peuples. Donc en l’espèce, l’argument de l’intégrité territoriale ne valait pas ! Sauf à faire de Staline un arbitre international de référence en matière de fixation de frontières des Etats ! C’est pourtant ce qu’a fait de facto et de jure la dite « communauté internationale » pendant 30 ans. 30 ans de groupe de Minsk pour rien, un bilan catastrophique. (Par des diplomates pourtant payés 10 K € / mois, pour bavasser sans le moindre résultat).

Blocage mental des juristes occidentaux
Il incombait à l’Arménie de reconnaître dès 1994 l’indépendance du Karabagh et de communiquer massivement, férocement, sur le caractère illicite de frontières fixées arbitrairement par Staline, et de saisir l’ONU à cette fin. Mais dans le chaos de la dislocation de l’URSS, les Occidentaux effrayés étaient obnubilés par le principe d’intangibilité des frontières et ont mis un veto à cette reconnaissance. Fatale absence de discernement, mue par la peur, notamment de créer un précédent (pourtant hors sujet, la situation du Karabagh étant complètement spécifique), et aussi par le confort personnel. Et l’Arménie, trop sage et trop disciplinée, a obtempéré. Ce blocage mental des juristes occidentaux a une responsabilité écrasante dans le désastre et l’injustice finale. C’est ce blocage mental qui a rendu insoluble l’équation du Karabagh, en interdisant la reconnaissance de l’indépendance du Karabagh. C’est ainsi qu’à l’automne 2020, l’Assemblée nationale et le Sénat en France votaient pratiquement à l’unanimité deux résolutions de reconnaissance de l’indépendance du Karabagh. Mais l’exécutif ne pouvait suivre, faisant valoir que l’Arménie elle-même n’avait pas reconnu cette indépendance ! La situation était ubuesque : d’un côté, l’évidence historique et légitime, de l’autre, le blocage théorique de quelques juristes. Et c’est ce qui au bout de 30 ans d’impasse (et cela aurait pu durer encore longtemps), a déterminé Aliev à agir par la force, causant la tragédie actuelle.
Le cas du Karabagh n’avait rien de complexe : il y avait un peuple, l’occupation d’une terre depuis 2500 ans, et donc une indépendance légitime à formaliser par une résolution de l’ONU dès 1994 ; et ce, tout particulièrement eu égard à l’arrière-plan historique, à savoir la perte par l’Arménie de 90% de son territoire historique au profit des Turcos-azéris entre 1859 et 1923 (à savoir le territoire où les Arméniens étaient encore majoritaires en 1859). Une tragique extermination-spoliation entérinée par la non ratification du traité de Sèvres de 1920 et sa proposition de territoire pour l’Arménie par le président Wilson, suivie des trahisons et spoliations territoriales des traités de Kars 1921 et Lausanne 1923, le tout conjugué aux décisions intérieures de Staline. C’est pourquoi une reconnaissance de l’indépendance du Haut-Karabagh en 1994 ne faisait même pas débat. Il n’y avait même pas besoin de groupe de Minsk. Que l’ONU n’ait pas été capable de prendre une résolution sur l’indépendance du Haut-Karabagh indique une inanité de cette institution. Qui s’apparente de plus en plus à un mirage, un décorum dépourvu d’efficacité, un alibi, d’aucuns parleraient d’ « état de mort cérébrale ». Ce qui questionne la dissolution de cette institution très coûteuse, employant des milliers de personnes grassement payées ; pour quels résultats ?
Rappelons toutefois ici, à titre plus anecdotique, que les meliks du Karabagh – fiers princes qui, dans leur nid d’aigle, avaient résisté, comme ceux de Zeïtoun ou du Sassoun, à tous les envahisseurs et préservé seuls leur autonomie des jougs perse, arabe, ottoman, russe -, étaient ataviquement peu enclins à une unification avec l’Arménie et n’ont pas insisté. A présent en Arménie, ils réalisent sans plus aucun doute qu’ils ne forment bel et bien qu’un seul et même peuple, une seule nation.
Le débat portait en revanche sur les sept districts azéris occupés par les Arméniens autour du Haut-Karabagh, afin de constituer une zone tampon et d’assurer une pleine jonction avec l’Arménie. Il convient ici de distinguer deux groupes : les cinq districts situés au sud, est et nord. Ceux-là pouvaient être restitués rapidement afin de permettre un prompt retour des populations azéries chassées. Mais quid alors des populations arméniennes chassées de Bakou, Soumgaït et autres ? Pour mémoire, au XIXe s., Bakou était considérée comme « une ville d’Arménie », les Arméniens y furent les premiers à y exploiter le pétrole. En 1988, on y comptait encore jusqu’à 180.000 Arméniens ! Plus un seul ou presque aujourd’hui.
Certes, la restitution de ces cinq districts aurait été un levier important de pacification avec l’Azerbaïdjan et de désamorçage d’un projet de revanche. Joint à l’autorisation d’une libre circulation des Azéris à travers le Syunik, entre l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan, cela aurait constitué une avancée décisive dans la normalisation des relations entre les deux pays.
Concernant les deux derniers districts, situés entre l’Arménie et le Haut-Karabagh, on parle de moins de 1000 km2, faiblement peuplés, essentiellement de Kurdes, la configuration territoriale imposait leur jonction à l’Arménie unifiée au Haut-Karabagh. Si on met en regard ces quelques centaines de km2 en face des près de 300.000 km2 spoliés à l’Arménie entre 1859 et 1923, il n’y a pas de sujet. A charge pour l’Arménie, alors, de réserver un bon accueil à ces rares populations ou si celles-ci souhaitaient rejoindre l’Azerbaïdjan, d’examiner une compensation mais en intégrant alors dans le débat les populations arméniennes chassées de Bakou, Soumgaït et autres.
On ne peut comprendre l’irrédentisme arménien sans prendre en compte l’énorme passif génocidaire ajouté aux pogroms de Soumgaït (1988) et Bakou (1990) et à la responsabilité centrale de l’Azerbaïdjan dans le déclenchement de la guerre de 1991-94. Or, aveuglés par leur négationnisme d’Etat, les Turco-azéris étaient justes incapables de le comprendre – pétrifiés à la perspective de reconnaître l’immensité du crime et des réparations à assumer. Avec pour victime collatérale le peuple turco-azéri, privé de vérité historique, conditionné dès l’école à la haine de l’élément arménien, et donc empêché de pouvoir comprendre ce qui se passait véritablement. A savoir, la réparation pour les Arménien d’avoir recouvré un bout de territoire d’Arménie historique, qui plus est contre un ennemi supérieur en nombre et en moyens, et de sortir ainsi de l’identité de victime. La victoire de 1994 avait été en ce sens une véritable renaissance, une immense fierté, un baume au cœur et à l’estime de soi après un siècle d’exterminations et de spoliations. Et cela malheureusement, les Azéris sont incapables de l’entendre.

La renaissance ou la mort
Ce nouvel effondrement, ces nouvelles morts humaines et territoriale sont une tragédie. Qui édictent une nouvelle équation pour l’Arménie : la renaissance ou la mort. Une renaissance profonde, fondée sur de nouvelles valeurs. A commencer par le souverainisme (le « pouvoir intérieur ») : en finir avec les séquelles de la dhimmitude ottomane et de la sujétion tutélaire (en l’occurrence russe), comme avec l’atavisme de la dépendance aux protection extérieures (occidentales), qui n’en sont pas, qui ont toujours ou presque trahi. Ne pas reconnaître l’indépendance du Karabagh en 1994 sous les pressions occidentale et russe relevait de la dhimmitude et d’un manque de souverainisme. D’autant que Chypre et la Grèce auraient très probablement suivi. Et on a vu que la France était également disposée à le faire.
En matière de souveraineté, dans des configurations géopolitiques similaires, la Suisse et Israël sont bien parvenus à s’imposer. Voilà des exemples. Simultanément, des nouvelles alliances doivent être engagées, à commencer par les autres victimes du panturquisme, à savoir la Grèce, Chypre et les Kurdes, et exit la Russie moribonde, la question d’une adhésion à l’OTAN étant désormais à l’ordre du jour.
Le reste de la feuille de route est également clair : démographie ; unité nationale, en Arménie et en diaspora ; militarisation ; économie de l’intelligence et high-tech. Enfin, alors que le peuple arménien est devenu un peuple-monde, multiculturel, le temps est aussi venu pour les Arméniens de s’interroger sur le plan identitaire : demeurer sur la crispation identitaire chrétienne, dualisante, ou passer à une approche plus universaliste et inclusive, axée sur des valeurs universelles.
Quant aux Turco-azéris, certes, une nouvelle fois, ils sont parvenus à rapter des terres et des biens arméniens. Mais pas leur soumission. Pas leur âme. Seulement des territoires vides, une terre qu’ils ne cultivent pas depuis 2.500 ans et dans lesquels être heureux sera une gageure : comment construire un bonheur durable, plein, sur le malheur d’autrui ? Être heureux sur les terres et dans les villages de personnes qu’on haït ? Le prétendre, c’est défier les lois de l’univers et de l’humanité. En se comportant comme des barbares à 90 millions contre 3, non seulement ils se sont déshonorés mais ont créé leur propre enfer à venir, l’impossibilité d’être heureux, en pleine conscience, un jour.
Déshonneur, enfin, des Russes comme de l’Europe (non respect des engagements pris, parole décorrélée des actes), conjugué à un mélange d’impuissance, de lâcheté, d’égoïsme et de mercantilisme. Déshonneur et mercantilisme également d’Israël, dont les armements de pointe, drones kamikazes et autres vendus en connaissance de cause à l’Azerbaïdjan, ont été décisifs lors de la guerre de 2020.
« Par ce qui cause leur chute, les êtres s’élèvent » dit un verset indien. Et l’Histoire a montré que la roue pouvait tourner vite. Qui pouvait croire en 1980 à l’effondrement de l’URSS et du mur de Berlin dix ans plus tard ? Soljenitsyne désespérait alors des mensonges et de la toute-puissance qui paraissaient sans fin du Soviet. Qui pouvait croire aussi à l’avenir d’Israël après le quasi-anéantissement de la Shoah ? Et pourtant, vinrent les puissantes victoires de 1949 puis 1967. Que l’Arménie se le dise, garde la foi et renaisse.

La rédaction
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Denis Donikian

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