Au pouvoir depuis 2002, le parti ex-islamiste AKP de M. Erdogan poursuit sa mue vers la modernité

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Dans ce petit fief anatolien du Parti de la justice et du développement (AKP, ex-islamiste), une vive discussion s’engage en centre-ville : des candidats de ce parti au pouvoir, en tournée électorale, gesticulent face au tenancier d’un magasin d’alcool. Ces « islamistes » menaceraient-ils de le fermer, ou de l’exiler en périphérie, comme l’ont fait – ou ont tenté de le faire – d’autres municipalités AKP ? « Pas du tout, s’amuse l’un des candidats, Suat Kiniklioglu : le marchand veut qu’on oblige un locataire à accepter de payer des réparations, et le maire explique qu’il faut attendre pour cela le vote de la nouvelle loi de copropriété. »

La « menace islamiste » inquiète beaucoup moins dans ces régions que l’état de l’économie et des services, sensés être les points forts de l’AKP, parti des classes populaires et traditionalistes. Mais ses adversaires, les vieilles élites « kémalistes », laïques et nationalistes, souvent persuadées qu’on ne peut déjà plus trouver une goutte d’alcool dans les villes de province, ont à nouveau agité cette menace en prévision des élections législatives du 22 juillet.

Poussées par l’armée, elles soulignent que, si l’AKP obtenait assez de députés pour faire élire l’un des siens à la présidence du pays, c’est le dernier verrou du camp laïque dans les institutions du pouvoir qui sauterait.

En riposte, le chef de l’AKP – le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan – a poussé encore plus loin la mue de son parti. En 2001, il avait fait scission, à la tête d’une fraction moderniste, du vieux parti islamiste turc Refah, emportant ainsi haut la main les élections législatives de 2002. Toujours populaire cinq ans plus tard – du jamais-vu pour un parti turc resté si longtemps au pouvoir -, il n’a pas hésité à rayer des listes de candidatures près de la moitié de ses députés sortants, choisis parmi les plus traditionalistes, pour les remplacer, le plus souvent, par de jeunes professionnels, hommes et femmes, des « démocrates libéraux ». C’est ainsi que se définit le nouveau candidat Suat Kiniklioglu.

DURS ÉCHANGES

Fils d’ouvrier passé par l’Allemagne, il est devenu en 2005 directeur du bureau d’Ankara du German Marshall Fund, un grand think-tank (club de réflexion) américain, après avoir été pilote dans l’armée de l’air turque. Pas une goutte, donc, de passé islamiste, mais une sympathie, dit-il, pour « le sérieux de l’orientation pro-européenne de l’AKP, pour sa résistance aux généraux va-t-en-guerre et sa défense des droits de l’homme ». Comment se passe sa nouvelle vie ? « Je suis encore peu connu à Cankiri, où mes parents sont nés. Au début, on me regardait bizarrement. Les nationalistes me traitent, bien sûr, d’agent américain… » Mais il assure que, moyennant quelques efforts pour adapter à l’accent local son parler stanbouliote, il a été bien accueilli par la population et les militants, perçu comme un modèle de réussite issu du terroir.

Pour l’heure, il polémique avec l’ancien chef local du Parti du mouvement national (MHP, extrême droite). Dans sa boutique trône la photo d’un soldat « martyr » de Cankara, un bourg conservateur qui a perdu beaucoup de ses fils dans le combat contre les « terroristes kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, séparatiste) ». Le boutiquier attaque : « Au lieu de pendre Öcalan (chef emprisonné du PKK), l’AKP introduit ses terroristes au Parlement ! » « Nous sommes autant que vous opposés au terrorisme, mais il faut distinguer nos citoyens kurdes du PKK », répond Suat Kiniklioglu.

Les échanges sont durs, polis et… sans résultat. « C’est la question la plus difficile pour nous, à cause de la recrudescence des attentats », admet l’ex-aviateur. S’il estime les votes villageois acquis à l’AKP, il s’inquiète de ceux du centre-ville, où trop de jeunes chômeurs, adeptes de sites Internet racistes et violents, penchent vers le MHP.

Au niveau national, ce parti prétend disputer au Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), dominant dans les quartiers favorisés, la place de premier parti d’opposition à l’AKP, assuré de rester en tête.

Pour M. Kiniklioglu, les errements récents de l’AKP sont dus « à sa peur du nationalisme montant, et à son manque d’expérience. (…) Mais en mettant en avant sur les listes plus d’une trentaine de gens ayant mon profil, il montre qu’il en est conscient, et qu’il veut devenir un vrai parti de centre droit ».

Ne s’agit-il pas, pourtant, d’un simple ajout cosmétique de « compagnons de route » à un parti resté marqué par son origine Refah, que l’analyste Rusen Sakir disait « populiste de discours, islamiste d’idéologie et stalinien d’organisation » ? « Aucun de nous n’accepterait d’être ainsi utilisé », répond le candidat, parlant de figures telles que l’expert reconnu en droit constitutionnel Zafer Uskul (chargé par M. Erdogan de rédiger un projet de nouvelle Constitution « civile ») ou Mehmet Simsek, fils d’une famille kurde pauvre, devenu analyste en chef chez Merrill Lynch à Londres.

NOUVEAUX CANDIDATS

Il est vrai qu’ont aussi été rayés des listes certains fidèles de deux rivaux potentiels de M. Erdogan : le ministre des affaires étrangères Abdullah Gül, candidat malheureux de l’AKP, en avril, à la présidence ; et Bülent Arinç, président du Parlement, aux tendances plus islamistes.

Le responsable de l’AKP à l’organisation, Hayati Yazici, nie bien sûr de tels critères, mais lâche quand même que M. Erdogan « est pour nous plus qu’un simple président de parti : il est notre leader ». La démocratie interne n’est le fort d’aucun parti turc, et celle de l’AKP « n’est certes pas suffisante pour la Turquie », admet Rusen Sakir. Mais il souligne le risque qu’a su prendre M. Erdogan en nommant ces nouveaux candidats, à la fidélité future incertaine, et au risque de fâcher les anciens.

En 2004, le politologue Jean Marcou écrivait déjà, à propos des « ex-islamistes » de l’AKP : « Ils voulaient changer la République et c’est la République qui les a changés. » L’évolution continue, et le fait que les minorités chrétiennes de Turquie, grecques et arméniennes, aient tendance à voter pour eux, en est un signe frappant.

Comme l’écrit Mustafa Akyol, qui met autant de passion à soutenir l’AKP qu’à critiquer le lourd pouvoir parallèle des kémalistes et de l’armée, « l’enjeu de ces élections est de savoir si nous allons entrer dans le monde libre globalisé, ou si nous resterons une nation xénophobe dirigée par des bureaucrates à l’esprit étriqué, chauvins et démagogues ».

Sophie Shihab

LE MONDE

Article paru dans l’édition du 21.07.07.

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Author: raffi

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