Comment la thématique de la reconnaissance est devenue un instrument de la diplomatie occidentale, par Franck Gaillard

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La reconnaissance du génocide des Arméniens par les États-Unis répond à leurs intérêts. Dans son sillage, d’autres puissances alliées des Américains envisagent de leur emboîter le pas. L’Arménie saura-t-elle profiter de cette mutation de la géopolitique mondiale du lien transatlantique vers l’Indopacifique ?
La Turquie n’en peut plus de la question arménienne. Elle a beau dépenser des milliards de dollars pour étouffer la vérité et participer à la campagne militaire contre l’Artsakh en 2020, elle n’y parvient pas ; au point qu’elle ne marche plus convenablement tant le caillou arménien dans sa chaussure la fait de plus en plus boiter… depuis 1915. Et tout indique que son handicap s’aggrave, que sa pathologie s’amplifie. Pourquoi ? Car la thématique du “génocide” prend de l’épaisseur dans la diplomatie de l’Occident, pour essentiellement deux raisons consubstantielles : la menace chinoise et le retour à l’éthique démocratique à Washington.
De quoi s’agit-il ? Depuis quelques années désormais, les diplomaties des puissances occidentales ont placé sur leur radar la Chine en priorité des menaces. A priori, les États-Unis hiérarchisent leur agenda en fonction de la présence de la menace chinoise. Là où Pékin n’apparaît pas, ce qui est de plus en plus rare, les États-Unis ne manifestent aucun intérêt. Mais là où Pékin montre le bout de son nez, les Américains redoublent d’efforts pour s’investir et contrecarrer les ambitions de Xi Jinping. Outre la tension avec la Chine, les États-Unis ont modifié un autre volet de leur paradigme stratégique : réaffirmer le concept de démocratie. Désormais, la politique étrangère de Washington s’appuie sur la demande intérieure américaine, les classes moyennes, sous la pression de la gauche du Parti démocrate, et notamment de Bernie Sanders et ses troupes qui ont imposé le retour à une éthique internationale pour restituer la place des États-Unis dans le monde. Et ce retour aux fondamentaux de l’exception américaine – la promotion de la démocratie – vise surtout à distinguer l’espace démocratique du reste du monde, notamment des puissances autoritaires, comme la Chine, la Russie et la Turquie dont les connivences sont de plus en plus évidentes et orientées contre l’Occident, les États-Unis en tête. Non seulement Washington mise sur le retour de l’attractivité du modèle démocratique contre le modèle illibéral des puissances émergentes, notamment la Chine, mais en plus, l’Amérique cherche à redorer le blason de la démocratie dans le monde en dénonçant les violations des droits de l’homme au Yémen sous les coups de l’Arabie Saoudite, dans le Xinjiang musulman sous persécution chinoise, en Ukraine sous menace russe et en reconnaissant le génocide des Arméniens en 2021. Ainsi, dans le sillage de la Maison Blanche, la Grande-Bretagne, l’Australie et Israël ont déposé à l’ordre du jour de leur Parlement un projet de reconnaissance du génocide de 1915.
Glissement du centre de gravité mondial
Ce retour de la rhétorique de la guerre froide épouse une tectonique des plaques géopolitiques en pleine transformation. Le glissement du centre de gravité de l’ordre mondial du lien transatlantique vers l’Indopacifique redistribue le phénomène des alliances et invite les démocraties à muscler leur diplomatie contre la Chine et ses partenaires, notamment la Russie et la Turquie. Et c’est là qu’intervient le défi sud-caucasien et notamment l’enjeu arménien. Qui va dominer le désenclavement du Caucase du Sud à travers la réouverture des voies de communication ? Comment va-t-il se dérouler ? La Russie, la Turquie et l’Iran proposent le format anti-occidental « 3+3 » (les trois anciens empires + l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie). L’Azerbaïdjan est favorable à ce format et le changement de pivot de l’Atlantique à l’Indopacifique consolide ses convergences avec Ankara. Rien de neuf pour Bakou. La Géorgie est contre ce format « 3+3 » qui exclut les Occidentaux de la mutation du Caucase du Sud. Tbilissi ne voit pas non plus dans le rapprochement sino-russo-turc le moindre effet sur son partenariat euro-atlantique. Là aussi, rien de neuf pour Tbilissi. En revanche, l’enjeu de l’Arménie est tout autre : Erevan n’ose pas afficher son hostilité à l’égard du format « 3+3 » pour ne pas contrarier Moscou, mais le pivot indopacifique change considérablement sa valeur stratégique. Pourquoi ? Car la Chine a mis en sourdine sa lutte contre le panturquisme depuis qu’Ankara a fermé les yeux sur la répression contre les Ouïgours. En échange, Pékin voit d’un bon œil le renforcement du corridor Est-Ouest dans le Caucase mais n’a pas encore franchi le Rubicon (ici l’Araxe) en acceptant la perspective d’un corridor entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan. Pékin a une autre conception du temps. Le rapprochement russo-turc est lui-même ambivalent et contraint l’Arménie à obtenir les faveurs d’autres puissances, comme les Occidentaux ou l’Inde. Ce n’est pas par hasard si, parmi les pays de la région sud-caucasienne, Washington n’a invité que l’Arménie et la Géorgie, à participer au « Sommet pour la démocratie », les 9 et 10 décembre 2021. Ce n’est pas, par ailleurs, un hasard si Ankara n’est pas invité à ce forum de défense de la démocratie. Ce n’est pas non plus un hasard si New Delhi cherche à sceller un partenariat stratégique avec Erevan. Enfin, ce n’est pas un hasard si la France et la Grèce ont scellé avec le soutien de Washington un accord stratégique ciblant indirectement la Turquie.
Profiter de la redistribution des cartes
La Turquie a perdu de sa valeur stratégique aux yeux des Américains et des Européens, notamment auprès des jeunes générations moins marquées par la guerre froide du XXe siècle. À l’époque du monde bipolaire, l’ennemi des Occidentaux était l’Union Soviétique, les États-Unis favorisaient leur alliance avec la Turquie, bastion de l’OTAN en Europe du Sud, et bloquaient la question arménienne au Congrès. Aujourd’hui, dans ce monde de plus en plus articulé autour du rapport entre les États-Unis et la Chine, l’ennemi des Américains est la Chine et comme la Turquie est proche de Pékin, les Américains n’ont plus de raison de privilégier Ankara, loin de l’espace chinois. Autrement dit, avant les années 2000, la Turquie est au centre du jeu stratégique américain contre l’URSS ; depuis les années 2010-2020, la Turquie est à la périphérie du jeu stratégique américain contre la Chine. Dans ces circonstances, Pékin n’a aucune raison de reconnaître le génocide des Arméniens, car non seulement cela contrarierait ses relations avec Ankara mais cela signifierait qu’elle reconnaît l’existence du problème des Ouïgours ; une internationalisation qu’elle ne peut envisager.
Comment l’Arménie va-t-elle se positionner à propos du retour d’une rhétorique de guerre froide ? Profitera-t-elle de cette redistribution des cartes ? Si elle en profite, suivra-t-elle l’exemple de la Namibie qui, depuis 2021, a assigné l’Allemagne devant la Cour internationale de justice à propos du génocide des Hereros ? En fera-t-elle autant en saisissant la CIJ à propos du génocide des Arméniens ? Si elle n’en profite pas, ne fait-elle pas le jeu de la Turquie et de la Russie ? Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Moscou n’utilise plus le terme de « génocide » aux abords du 24 avril et soutient Erevan et Ankara dans une nouvelle tentative de normalisation de leur relation bilatérale. En défendant cette hasardeuse perspective, la Russie insiste sur la désenclavement du Caucase du Sud, parraine l’ouverture de la frontière turco-arménienne au détriment des Américains et des Européens mais aussi vise à démonétiser le rapprochement stratégique entre l’Occident et l’Arménie à propos de la promotion de la thématique du génocide au XXIe siècle. La balle est dans le camp de la diplomatie arménienne… n

Franck Gaillard

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