Au lendemain du cessez-le-feu, un Arménien de la diaspora faisait part de son amertume à un de ses amis franco-israélien : voici deux peuples, aux destins identiques, parmi les plus petits de la planète, cernés par les mêmes ennemis, menacés de la même disparition. Pourtant, au cours de sa jeune histoire, Israël a mis en échec 90 millions d’Égyptiens au temps de Nasser, 6 millions de Palestiniens du temps d’Arafat, 30 000 combattants du Hezbollah et les troupes du Hamas soutenus par 80 millions d’Iraniens. À la question « Comment faites-vous ? », la réponse fut : « Vous ferez comme nous le jour où vous comprendrez que vous êtes seuls. »
Le temps est venu pour nous de faire la somme de nos solitudes. Nous avons longtemps cru que la Russie serait un allié indéfectible ; cette guerre nous a appris qu’elle n’était l’allié que d’elle-même. Nous avons espéré qu’en cas d’attaque de la Turquie, l’Europe pèserait de tout son poids pour la faire reculer ; nous avons appris qu’en dehors du commerce, l’Europe n’est qu’une fiction. Nous avons pensé que les États-Unis soutiendraient de leurs sanctions la seule démocratie aux frontières de l’Asie, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que les 4 400 km² de liberté de l’Artsakh ne valaient pas grand-chose à côté des 140 000 m² de résidences hôtelières des deux Trump Towers à Istanbul. Nous avons longtemps cru que les autres nous aimaient. Après le génocide de 1915, le vol de nos terres historiques, le bradage de Kars et d’Ardahan, la perte du Nakhitchevan et l’amputation de l’Artsakh, il est temps de nous rendre compte que nos voisins nous haïssent, qu’ils veulent notre disparition et que les autres y sont indifférents.
S’ils étaient les seuls… Hélas… Alors que le pays est proche de la dislocation et l’ennemi proche de nos frontières, le président de la République d’Arménie, dont la fonction consiste à garantir le bon fonctionnement des institutions, demande la démission de son Premier ministre alors que cette prérogative ne lui appartient pas. Pour le déstabiliser, il laisse publiquement entendre que celui-ci a dilapidé l’argent du Fonds Arménien, fragilisant ainsi la confiance des donateurs en une des rares institutions crédibles de la Diaspora, laissant entendre de surcroît que les dirigeants du Fonds n’ont pas exercé leur devoir de vigilance. Dans son réquisitoire, il a oublié de préciser qu’il est lui-même, ès qualité, président du Conseil d’administration de cette institution. Si défaillance de contrôle il y a, il en est donc le premier responsable. Mais qu’importe la vérité quand le but est inavouable.
Dans la même veine, le Catholicos, dont le rôle spirituel est de plaider et prier pour la paix entre les hommes, entonne les mêmes antiennes, au risque d’entraîner le pays dans la désobéissance civile. Pas besoin d’avoir fait l’ENA et Sciences-Po pour deviner que le rêve de tout ce beau monde est de ramener au pouvoir les tenants de l’ancien régime, dans un scénario où l’actuel président Armen Sarkissian, l’ancien, Serge Sarkissian, et un ex-Premier ministre retiré du formol, reprendraient les manettes de l’État après avoir éjecté Pachinian. Oui, mais qui mettre à sa place ?
Le remplaçant est tout désigné : Vazken Manoukian, 74 ans, un jeune, éphémère Premier ministre de Lévon Ter-Pétrossian en 1991, puis candidat malheureux à la présidence contre Serge Sarkissian en 2008. Score : 1,3 % des voix. Un homme de poids. Douze ans après, que reste-t-il de sa popularité ? En tout cas, elle est intacte auprès du président Sarkissian qui le recevait le 12 décembre (après avoir rencontré son homonyme Serge le 8) et du Catholicos qui le rencontrait le lendemain. Quels sont ses soutiens ? Les trois personnalités citées. Quel est son programme ? Préparer le come-back de ses supporters. C’est bien peu pour répondre aux drames que vit le peuple, mais c’est largement suffisant pour eux. Sans doute, à force de manifestations soigneusement organisées où les protestataires, dit-on à Erevan, sont payés 5 000 drams par jour par les partis politiques au rancard, à force de désespérer un peuple déjà perclus de chagrin et de rage, ils arriveront peut-être à leurs fins. Pour en faire quoi ? Donner à l’Arménie un gouvernement de septuagénaires revanchards pour piller, sous la protection de leur sponsor du Nord, le peu qui reste dans les caisses de l’État, comme au bon vieux temps.
Que Pachinian soit amené à quitter son poste, cela est évident. Personne n’est resté en fonction au lendemain d’une défaite. Napoléon après la Bérézina, Guillaume II après Compiègne, Paul Reynaud après la percée de Sedan en témoignent. La question n’est plus celle de son départ, mais de ceux à qui il revient de choisir son successeur : le peuple, pour qui l’avenir ne peut pas ressembler au passé ? Ou les vieux chevaux de retour, autoproclamés faiseurs de roi, qui proposent le passé pour seul avenir ?
Devant ce choix, le peuple d’Arménie est seul. La Diaspora aussi. Mais quand on est seul à deux, on ne l’est déjà un peu moins. Les jeunes trentenaires de la Diaspora ou d’Arménie, nés après l’indépendance, ne se reconnaissent pas dans ces dirigeants de l’ancien monde. Ce sont ces jeunes qui planteront des arbres fruitiers dans des plaines désertes, créeront des start-ups à la pointe de la technologie et construiront des drones pour protéger le tout. Comme l’autre peuple jumeau. Maintenant que nous savons que nous sommes seuls, il nous reste, comme lui, à apprendre à construire dans la solitude.
René Dzagoyan