La crise politique interne de l’Arménie va-t-elle se traduire par une révision à la baisse de ses positions concernant la cause arménienne ? Ou autrement dit, le régime actuel entend-il racheter sa crédibilité sur la scène internationale en compensant ses manquements à l’endroit de la démocratie par une plus grande « souplesse » envers la Turquie et la question du génocide ?
Les déclarations du président de la République, prononcées le 23 juin à Moscou, confirment en tous les cas un net infléchissement de la politique étrangère à l’égard de la Turquie. En invitant son homologue Abdulah Gül à assister au match de football Arménie-Turquie, qui se déroulera le 6 septembre à Erevan, Serge Sarkissian a fait plus que tendre la main à la Turquie. Il banalise sciemment la nature du contentieux avec cet Etat et participe ainsi à une normalisation de son image dans le monde. Et ce, à un moment où, après le vote du 10 octobre de la commission des Affaires étrangères du Congrès américain sur le génocide, et surtout avec les prises de position actuelles de Barak Obama sur la question, les Etats-Unis prennent du recul à l’égard du nationalisme turc. Plus grave, en déclarant qu’il n’était « pas opposé à la création d’une commission d’experts arméno-turcs » sur les événements de 1915, qui pourrait être envisagée « seulement quand la frontière entre nos pays sera ouverte », Serge Sarkissian ne se contente pas de pratiquer une ouverture à l’endroit d’Ankara : il ouvre aussi une brèche dans le dispositif de défense dressé contre le négationnisme.
La proposition de créer une commission mixte d’historiens, formulée en 2005 par Erdogan, avait été rejetée à l’époque par Robert Kotcharian. Le précédent président lui avait répondu par une contre-proposition, préconisant la tenue d’un dialogue générale avec Ankara, sur l’ensemble du contentieux arméno-turc, mais non sur la seule partie afférente à l’histoire. Une position motivée par le fait qu’une structure chargée d’établir la vérité sur les évènements de 1915 induirait que la réalité du génocide – avérée et reconnu par nombre d’Etats en dépit des pressions constantes d’Ankara- serait donc sujette à caution. L’Association internationale des chercheurs sur le génocide, composée des plus grands spécialistes sur ce type de crime, avait pourtant adressé une mise en garde publique quant au caractère « malhonnête » de cette proposition turque. Dans une lettre ouverte envoyée à Tom Lantos, président du Congrès américain, datée du 5 octobre 2007, l’AICG écrivait qu’« une « commission d’historiens » ne ferait que servir les intérêts de ceux qui nient le génocide commis par les Turcs ». Se pourrait-il que Serge Sarkissian ignore les dangers de cette « offre » d’Erdogan, ou qu’il compose avec elle, en conditionnant toutefois son accord à une ouverture préalable de la frontière par Ankara ? Se pourrait-il qu’il entre dans ce jeu, qu’il accepte un « deal » de ce type, alors même que le masque du négationnisme turc est en train de tomber, non seulement au niveau international, avec la série de reconnaissances qui se sont produites aux quatre coins du monde ces dernières années, mais en Turquie même, sous la poussée d’un certain nombre d’intellectuels et de chercheurs ? A-t-il mesuré les conséquences d’une telle attitude par rapport aux « intérêts historiques » fondamentaux du peuple arménien ? Et, sans aller plus loin sur la signification philosophique et morale de ce style de posture, a-t-il songé, à plus court terme, à ses répercussions politiques possibles, au plan interne, jusque et y compris sur l’unité de sa propre coalition gouvernementale ? Comment réagira en effet la FRA Dachnakstoutioun, pour ne citer qu’elle, qui est en diaspora un des fers de lance de la lutte pour la reconnaissance du génocide ?
Cette affaire est sérieuse. La « sortie » du chef de l’Etat aurait pu être relativisée comme une gaffe, un dérapage mal contrôlé. Mais force est de constater qu’elle s’inscrit dans une série de déclarations de politique étrangère de plus en plus « conciliantes » à l’égard d’Ankara. Le ton et le contenu du message du nouveau ministre des Affaires étrangères à l’égard de la Turquie, montre une nette inflexion de la diplomatie arménienne. Ainsi M. Edouard Nalbandian a-t-il depuis son entrée en fonction, tendu plusieurs perches à Ankara. Il a notamment déclaré avoir écrit à son homologue turc Ali Babacan pour lui proposer un « dialogue personnel et direct », et il rappelle à qui veut l’entendre que l’Arménie ne pose aucune condition préalable à l’établissement de liens diplomatiques et économiques avec l’État turc. Lors d’une conférence de presse donnée le 5 mai au quai d’Orsay, avec Bernard Kouchner, il se positionnait même en demandeur, exprimant « l’espoir que la frontière soit ouverte » et qu’on parvienne à « tourner la page de l’histoire »… Comment ne pas mettre ces déclarations en parallèle avec celles formulées par Serge Sarkissian le 18 octobre 2002 dans le quotidien grec Eleftherotypia. Dans une interview, qui avait été reprise par l’AFP tant les propos tenus semblaient détonner par rapport au discours arménien ambiant, celui qui n’était encore que ministre de la Défense avait affirmé, tout de go : « l’Arménie soutient les aspirations européennes de la Turquie ». Au moment où la diaspora se mobilisait contre son intégration dans l’UE, il avait exprimé son soutien à « la marche européenne » de la Turquie, en espérant que cette perspective réduirait les tensions entre Erevan et Ankara.
Ces propos, qui à l’époque avaient surpris, prennent une nouvelle signification à la lumière des déclarations récentes du même homme, devenu depuis chef de l’Etat. Ils indiquent, pour le moins, une certaine vision de la relation arméno-turque. Cette approche n’est, paradoxalement, pas si éloignée de celle, souvent décriée, que défendait à l’époque le premier président de l’Arménie indépendante, Lévon Ter Petrossian, son rival malheureux à la présidentielle de février 2008…Mais faut-il s’en étonner, compte tenu du passé politique commun des deux hommes ?
Quoi qu’il en soit, ces signes de virage diplomatique doivent également être regardés à la lueur des changements intervenus en Russie, avec la venue au pouvoir de Dimitri Medvedev. Le dauphin de Poutine, ex-président de la société Gazprom, sous l’égide duquel a été construit le fameux gazoduc « Blue Stream » qui permet l’acheminement du gaz russe vers l’Europe via la Turquie, est encore plus enclin que son prédécesseur à se rapprocher de ce pays. Davantage sensible à la promotion du facteur économique dans la diplomatie qu’à la défense des valeurs géopolitiques russes traditionnelles, plus proche des milieux d’affaires que des militaires, ses orientations ne peuvent être sans influences sur les choix d’Erevan vis-à-vis d’Ankara. D’autant qu’elles s’inscrivent dans la continuation d’une tendance stratégique lourde : le rapprochement avec la Turquie, inauguré au début des années 2000, par Vladimir Poutine.
A cela s’ajoute, d’une manière encore plus pressante en cette période de crise énergétique, une volonté accrue de Washington et de l’Europe d’assainir le climat et d’apaiser les tensions dans cette région du monde fortement innervée -et énervée – par le passage des hydrocarbures.
Tout concours depuis longtemps à ce qu’Erevan tempère ses exigences de justice. Mais la situation actuelle, renforcée par l’accentuation en cours du rapprochement russo-turc, laisse de moins en moins de marge de manuvre à l’Arménie pour faire valoir ses droits et ses intérêts. A fortiori si son instabilité interne fragilise ses velléités de résistance et sa force de conviction.
Pourra-t-elle sortir son épingle du jeu, en continuant à pratiquer la politique de complémentarité mise en uvre du temps d’Oskanian, ancien ministre des Affaires étrangères ? Rien n’est moins sûr.
D’autant que Serge Sarkissian et Edouard Nalbandian, réputés plus proches des Russes que leurs prédécesseurs, paraissent naturellement plus prédisposés à leur concéder une écoute favorable. C’est aussi dans ce contexte qu’il faut expliquer les petites phrases du chef de l’Etat et le « tournant » qu’est en train de prendre la diplomatie de l’Arménie.
Cette nouvelle donne va-t-elle se traduire par une violation de l’axiome jusque-là respecté par toutes les victimes des crimes de génocide : à savoir qu’on ne discute pas avec les négationnistes ? Une chose est tous les cas certaine. S’ils venaient à se confirmer, ces changements porteraient un coup aux combats menés par les rescapés de l’entreprise d’extermination. Ils risqueraient également à terme d’affaiblir le poids de l’Arménie dont le prestige international se fonde sur le soutien que lui apporte la diaspora et sur sa capacité à défendre dignement son histoire, ses valeurs et la mémoire des martyrs du premier génocide du XXe siècle.
Ara Toranian