Dans la nuit du 9 au 10 novembre, un cessez-le-feu a été signé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sous l’égide de la Russie. Le droit de la force s’est imposé de tout son cynisme sur le droit des peuples créant un nouvel ordre régional. La défaite a été lourde, cruelle, implacable, d’une certaine manière, inévitable. L’armée issue de l’alliance djihado-turco-azerbaïdjanaise était plus nombreuse, plus équipée, plus préparée, plus moderne, tout simplement plus forte que l’armée d’autodéfense du Haut-Karabakh. Les responsabilités sont aisément identifiables : primo le système international qui, animé d’un esprit munichois, a été insusceptible de se mettre en branle en quarante-cinq-jours pour arrêter l’impérialisme turc ; deuxio les chefs d’Etat et de Gouvernement arméniens qui ont une responsabilité partagée, au prorata du nombre d’années où ils ont exercé le pouvoir, dans le sous-équipement de l’armée arménienne ; tertio la Russie, et dans une moindre mesure l’Iran, qui partagent, à tout le moins, une convergence d’intérêts avec l’Arménie et qui ont laissé la Turquie prendre des positions dans le Caucase et l’Azerbaïdjan alliée d’Israël aux portes de l’Iran.
Dans ce contexte de nombreuses voix s’élèvent en Arménie comme en diaspora pour exiger la démission du Gouvernement arménien et l’organisation d’élections anticipées par un pouvoir indépendant. D’autres arguant que les causes de cette défaite sont anciennes crient au coup d’Etat et à l’opportunisme politique des contestataires.
Malgré ses débuts sous l’empire de la loi martiale, malgré les campagnes d’arrestations, détentions, dissuasions quotidiennes menée à l’encontre de ses leaders (bien plus répressives que celles subies par les acteurs de la révolution de 2018), malgré les menaces (mille fois démenties) proférées par le Gouvernement du retour des « anciens », le mouvement de contestation prend chaque jour davantage d’ampleur ayant atteint le 14 décembre un sommet de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Ce mouvement de contestation repose sur plusieurs fondements.
D’une part, le comportement de Nikol Pashinyan comme chef d’Etat. Pendant quarante jours, le Gouvernement arménien a menti sur l’état réel de la situation sur le terrain avant d’expliquer que la reddition s’était imposée dès les premiers jours d’octobre comme la conclusion inéluctable de ce déséquilibre des forces laissant près de 5000 jeunes périr sous les tirs de missiles et plus du double être lourdement handicapés. Le Premier Ministre a ensuite décidé seul, sans consulter les pouvoirs constitués – le chef de l’Etat, son propre Ministre des Affaires étrangères ou le Parlement – la signature d’un traité de cessez-le-feu engageant l’essence même de la souveraineté arménienne, jusqu’à l’octroi d’une servitude, en terre d’Arménie, au bénéfice de nos pires ennemis, le tout dans le plus grand mépris de l’Etat de droit et des dispositions constitutionnelles. En France, de tels actes de forfaiture seraient passibles d’une procédure de destitution devant la Haute Cour de Justice. La patrie, le peuple souverain, les institutions régissent l’organisation des pouvoirs. Le chef de l’exécutif ne saurait se substituer à ceux-ci sans quoi il n’y a plus de Constitution.
D’autre part, le comportement de Nikol Pashinyan comme chef des armées. Il suffit de se rendre au cimetière des soldats tombés au champ d’honneur, le Yeraplour, et de voir se succéder à perte de vue les fosses tout juste creusées abritant la dernière demeure de combattants dont les pierres tombales annoncent imperturbablement les années 1999, 2000, 2001, pour comprendre ce que fut la réalité de l’engagement arménien durant cette guerre. Aux députés français venus interroger des survivants de la guerre sur la présence de troupes d’élite censées encadrer volontaires et conscrits, un volontaire déclara dans un soupir embarrassé : « nous étions les encadrants ». Et que dire des témoignages provenant de Stépanakert concernant Chouchi, la position la plus stratégique du Haut-Karabakh, tous unanimes pour souligner que les forces demandées par l’armée d’autodéfense ne sont jamais arrivées. Que les Iskander, ces missiles surpuissants censés assurer un équilibre de la terreur régional n’aient pas été utilisés par peur d’entraîner une intervention directe de la Turquie est déjà à la limite du défaut d’assistance, mais comment expliquer que l’armée de métier fut maintenue en réserve alors que les conscrits arméniens et les volontaires d’Artsakh étaient aux prises avec une alliance turco-azerbaïdjanaise supérieure en nombre et en équipement ?
On en arrive à la plus lourde des fautes, le comportement de Nikol Pashinyan comme chef de la nation arménienne. Diriger l’Arménie ne signifie pas seulement exercer la responsabilité politique, cela suppose d’assumer le rôle de légataire temporaire et universel des droits du peuple arménien, de veiller à l’honneur d’une nation et à l’intégrité d’une patrie. En choisissant de privilégier l’Arménie sur le Haut-Karabakh sans même comprendre qu’il mettait par-là même l’Arménie en péril, en créant artificiellement une hiérarchie au sein du Yerkir, en rompant avec l’unité et l’indivisibilité du peuple arménien, Nikol Pashinyan a commis un acte irréparable devant le monde arménien.
Il n’est pas étonnant, d’observer une institution comme l’UGAB qui place l’unité de la nation arménienne au-dessus de tout, aux côtés des deux catholicos, appeler à la démission du Premier Ministre arménien. Les procès intentés par des observateurs de salon tandis que les militants de cette institution sont sur le terrain arménien et artsakhiote portant secours à nos frères réfugiés empestent la nausée. Il en est de même des attaques subies par la FRA Dachnaktsoutioun, dont les bataillons sont toujours déployés dans le sud de l’Arménie comme au Haut-Karabakh pour faire face à la menace azerbaïdjanaise, une organisation qui entre 1988 et 1994 a envoyé ses plus brillants intellectuels comme Tatoul Grbeian et Arthur Meguerditchian, organiser l’autodéfense au Haut-Karabakh, là où d’autres, 30 ans plus tard, ont fait le choix d’utiliser comme de la chair à canon des gamins fauchés en un même mouvement, au cœur de leur jeunesse.
L’enjeu est désormais de relever la nation arménienne. Il y a urgence.
D’abord parce que l’alliance turco-azerbaïdjanaise a annoncé jeudi 10 décembre, vouloir poursuivre son projet d’éradication du peuple arménien, et que les menaces sont d’ores et déjà en œuvre en Artsakh et dans le sud de l’Arménie.
Ensuite, en raison des clauses du cessez-le-feu qui, si elles posent les fondements d’un ordre régional nouveau qui s’impose à tous, laissent un certain nombre de questions en suspens : le tracé des frontières, la/les routes reliant le Nakhitchevan au reste de l’Azerbaïdjan, la mise en œuvre de l’échange des prisonniers. Autant de questions sur lesquelles Nikol Pashinyan n’est absolument pas en situation de défendre efficacement les droits du peuple arménien.
Enfin, car le sujet de la préparation de la prochaine guerre s’impose comme une évidence. Un véritable compte à rebours a commencé pour reconstituer un Etat-major militaire, engager l’effort de guerre, investir dans une défense antiaérienne digne de ce nom, mobiliser l’ensemble des énergies du pays vers la modernisation de notre arsenal militaire.
Cet agenda n’est pas celui de Nikol Pashinyan. Le serait-il, qu’il ne bénéficie pas de la force nécessaire pour l’engager. Albert Camus opposait l’esprit de résignation à l’esprit de résistance, on ne tire rien du premier, on peut construire l’avenir animé du second. C’est la raison pour laquelle il est primordial d’entreprendre un processus de re-légitimation du pouvoir par les urnes. Seul un processus électoral tenant compte de cette nouvelle donne permettra au peuple arménien de se rassembler, confèrera au pouvoir arménien la force de reprendre le combat et autorisera l’Arménie à se redresser. L’histoire arménienne n’est pas terminée, le peuple arménien bien que frappé dans sa chair est vivant, le temps de la reconquête doit débuter.
Jules Boyadjian