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RELIGION. En mars, l’«Atlas de la création», un livre réfutant la théorie de l’évolution au nom du Coran, était largement diffusé en Suisse. Son éditeur est basé en Turquie, où le darwinisme perd de plus en plus de terrain. Reportage.
Delphine Nerbollier, Istanbul
Lundi 16 avril 2007
L’accueil est des plus chaleureux. Dans les locaux de la maison d’édition Global Publishing, Emre Calikoglu est tout sourire, enchanté du succès de «l’opération commerciale» lancée en Europe. Après la France et la Belgique, la Suisse vient de recevoir, gratuitement, le dernier ouvrage de l’unique auteur publié par la maison, Adnan Oktar, plus connu sous son nom de plume, Harun Yahya. Le premier des sept volumes de son Atlas de la création (LT du 29.3.2007) offre «enfin» à la Suisse «les moyens de voir la vérité» sur l’origine divine du monde. Et cela malgré les critiques soulevées par cet ouvrage, estocade pseudo-scientifique à la théorie de l’évolution de Darwin. «Les critiques sont la preuve de notre réussite, jubile Emre Calikoglu. La presse ne cesse de parler de nous et nous avons trouvé des distributeurs en France, en Suisse et en Belgique.»
L’enthousiasme est le même de l’autre côté de la rocade, dans le quartier d’Okmeydani à Istanbul, où se trouve la Fondation pour la recherche scientifique (BAV). Créée en 1990, la BAV est le navire amiral d’Adnan Oktar. Ici, tout le monde ou presque parle français, car Harun Yahya recrute ses «fidèles» au sein de la bourgeoisie turque. «Nous nous sommes demandés si le livre n’allait pas être brûlé sous la tour Eiffel!», s’esclaffe Tarkan Yavas, président de la BAV, optimiste quant au succès du créationnisme. «Chaque mois, six millions de films et DVD de M. Oktar sont téléchargés sur Internet. Bientôt, les gens se demanderont comment ils ont fait pour ne pas voir la vérité avant.»
En Turquie, la bataille contre le darwinisme semble quasiment gagnée. D’après une étude réalisée dans 32 pays par l’Université de Michigan et publiée dans le magazine Science, la Turquie serait le pays où le darwinisme serait le moins pris au sérieux. Une opinion confirmée par l’Académie turque des sciences qui révèle que 5% seulement des étudiants soutiennent la théorie de Darwin, alors que 25% la jugent insuffisante et 75% sans fondement.
L’offensive créationniste d’Adnan Oktar, lancée en 1998, explique en partie le discrédit de Darwin en Turquie. L’envoi gratuit de ses ouvrages à de nombreuses institutions et écoles est devenu une des marques de fabrique de son organisation qui dispose aussi de relais politiques, au sein du parti AKP au pouvoir depuis 2002, et du parti nationaliste MHP. Ouverture d’un musée de la création à Istanbul, multiplication des conférences dans des locaux municipaux, distribution de l’Atlas de la création dans l’enceinte du parlement par un député, son influence est croissante. «Cette organisation est devenue incroyablement puissante, globalisée et très bien financée», confirme Taner Edis, physicien turc en poste à l’Université Truman aux Etats-Unis.
Mais Harun Yahya n’explique pas à lui seul la perte de vitesse du darwinisme dans le pays. «Si son organisation disparaissait demain, la population turque resterait inclinée vers le créationnisme, estime Taner Edis. Son succès est symptomatique de la faiblesse de la science moderne dans la culture turque et musulmane actuelle.» L’idée est confirmée par Ali Demirsoy de la Faculté de médecine de l’Université Hacettepe d’Ankara. «Le concept d’évolution est étranger à la société turque.» Et de regretter le manque de curiosité envers la science d’une société qui, du temps où l’empire ottoman dominait la région, «n’a pas écrit une page sur les pyramides d’Egypte». Moins radical, Hikmet Cetinkaya, du journal Cumhuriyet, considère ce débat comme une réaction naturelle aux réformes pro-occidentales menées par Mustafa Kemal dans les années 1920. La situation des évolutionnistes turcs a ainsi commencé à se dégrader en 1985, lorsque le créationnisme a été introduit pour la première fois dans les livres scolaires avant que la théorie de Darwin ne soit totalement ôtée des programmes d’enseignement primaire en 2005. Preuve de la férocité des débats, deux enseignants ont été licenciés en 2005 pour avoir expliqué en classe la théorie de Darwin dans un village du sud-est du pays. Dans la foulée, 700 professeurs d’université signaient une pétition pour exiger le retrait de la théorie de la création des cursus scolaires. En vain. En pratique, les évolutionnistes turcs peinent donc à faire entendre leur voix, Ali Demirsoy estimant que sur 81 universités, cinq seulement enseignent réellement la théorie de Darwin. Un de ses collègues, sous couvert d’anonymat, nous faisait même part de menaces lancées par l’organisation de Harun Yahya.
Le succès du créationnisme est par ailleurs parvenu à éclipser les polémiques entourant la personnalité d’Adnan Oktar. Agé de 51 ans, le chef de file du créationnisme musulman ne possède aucun diplôme universitaire scientifique et a passé neuf mois en prison en 1999 pour chantage avant d’être interné en hôpital psychiatrique. Dépeint comme le gourou d’une secte pseudo-islamique, il a récemment été mis en cause par un professeur de médecine dénonçant le «lavage de cerveau» orchestré sur ses enfants. Mais face à ces attaques, Adnan Oktar reste discret, fort du succès de ses idées.
© Le Temps, 2007 .
