Entretien avec Orhan Pamuk

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François Busnel

http://livres.lexpress.fr/entretien.asp/idC=12718/idR=5/idG=8

Il vit aujourd’hui à New York, à l’invitation de l’université Columbia. Orhan Pamuk, lauréat du prix Nobel de littérature en octobre 2006, l’un des plus impressionnants romanciers de ce temps, est l’objet de la vindicte permanente des ultranationalistes de son pays natal, la Turquie. Pour avoir déclaré que «1 million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres», il manqua être traduit en justice, tandis que ses livres étaient brûlés en place publique, son nom conspué. Après l’assassinat du journaliste Hrant Dink, en janvier dernier, il a été à nouveau pris pour cible. Pourtant, Orhan Pamuk n’a rien d’un provocateur. Il publie, le 16 mai, une autobiographie (Istanbul, Gallimard) passionnante dans laquelle il raconte l’itinéraire d’un jeune homme au cœur d’une cité qui est la véritable héroïne de toute son œuvre: Istanbul.

Comment allez-vous?

– Ça va. Mieux. Je me suis installé à New York, depuis quelques semaines, dans le cadre d’une invitation de l’université Columbia. C’est la première fois que j’enseigne! C’est même la première fois que j’exerce un métier: de toute ma vie, je n’ai fait qu’écrire. Pour moi, c’est un retour aux sources: c’est ici, dans une minuscule chambre d’étudiant, que j’ai écrit mon roman Le Livre noir. A l’époque, je n’avais pas un sou: je ne me nourrissais presque pas et je lisais les livres debout dans les rayons des librairies.

Aujourd’hui vous êtes de retour, couronné par le prix Nobel de littérature. Qu’est-ce que cela change?

– Evitons la langue de bois: la première chose qu’un prix Nobel change dans votre vie, c’est votre compte en banque. Bien sûr, ce prix est un immense honneur pour moi, d’autant que je suis le premier Turc à recevoir cette distinction. J’en suis très heureux. Mais, d’un autre côté, ce prix suppose que je me transforme en diplomate, ce qui m’est difficile, car mon caractère n’est pas porté vers les mondanités ou les interviews, mais vers la solitude et la création. Je suis invité partout dans le monde pour donner mon avis sur ce qui se passe en politique: cela me gêne. Je suis écrivain, pas commentateur. Avoir reçu ce prix si tôt me permet désormais d’éviter les questions de journalistes qui me demandent si j’espère l’obtenir un jour!

L’écrivain qui reçoit le prix Nobel n’est-il pas chargé d’une plus grande responsabilité?

– C’est un malentendu. Je ne crois pas que, parce que j’ai remporté le prix Nobel de littérature, il me faille devenir quelqu’un de différent, c’est-à-dire qui se mettrait subitement à parler de politique. Je n’aime pas le faire. On n’est pas plus moral, ni moins, parce qu’on reçoit un prix Nobel. Ma responsabilité ne consiste pas à prétendre sauver le monde ou le changer par des discours politiques, elle est de continuer à écrire des livres: c’est pour cela que j’ai reçu le prix Nobel, pas pour des raisons politiques.

C’est pourtant ce que certains de vos adversaires en Turquie ont sous-entendu…

– C’est vrai, mais ce sont des attaques motivées par la jalousie ou la méconnaissance du milieu littéraire. En tout cas, ce prix ne change rien à ma vision de ma vie: je n’entends pas diriger les consciences; je veux continuer à me lever chaque matin pour écrire des histoires.

Mais ne croyez-vous pas que la littérature peut, d’une certaine façon, changer le monde?

– Je n’ai pas ce genre de prétention. Je n’écris pas pour changer le monde, j’écris parce que je dois écrire. C’est tout. Je suis comme un enfant qui joue au foot avec passion et à qui vous demanderiez s’il a l’intention de changer le monde en tapant dans la balle: non, il joue parce que ce jeu est le seul moyen qu’il a trouvé pour exister. Si, par la suite, il devient un immense champion et que cela fait changer certaines choses dans le monde, c’est une autre affaire. Soyons sérieux: le but de la littérature n’est pas de servir l’humanité. L’écrivain doit sonder le tréfonds de son âme, de son imagination. Le renversement s’opère lorsqu’il va au bout de cette aventure: en explorant le plus profond de l’âme humaine, il peut écrire des livres qui, d’une certaine façon, seront peut-être utiles à l’humanité. Mais il ne faut pas que ce dernier point devienne son obsession. Servir l’humanité est une conséquence, pas un but.

Vous avez quitté Istanbul après avoir reçu des menaces de mort de la part des ultranationalistes. Y retournerez-vous?

– Oui. Je ne dramatise pas ces événements. J’ai toujours été attaqué, mais jamais en raison de mes livres: ceux qui me menacent ne lisent pas mes romans! Ce sont mes propos, lors d’interviews, qui me valent ces agressions, et non mon travail d’écrivain. Mes paroles sont souvent transformées, mal interprétées, par des individus qui, je crois, sont surtout des jaloux ou des gens en colère.

Avez-vous peur de la mort?

– Bien sûr. Mais nous devons tous mourir un jour, non? Je crois que l’un des traits les plus étonnants de la nature humaine est sa capacité à oublier le futur. C’est ce qui nous permet d’être optimistes. Personnellement, c’est ce qui m’aide à conserver le sourire et de survivre. Je suis un survivant!

Istanbul est au cœur de toute votre œuvre: vous écrivez qu’il s’agit d’une cité entre «deux mondes»: comment vit-on ainsi écartelé?

– La Turquie et Istanbul charrient un très grand nombre de clichés. Certains se révèlent vrais, parfois. Mais, en ce qui concerne Istanbul, il faut comprendre que cette cité est, culturellement, une ville d’Europe de l’Est implantée en Orient. La nature d’Istanbul est d’être une combinaison entre Orient et Occident. Mais, lorsqu’on vit là-bas au quotidien, on ne s’en rend pas compte. Il faut quitter la cité pour en prendre conscience. Ou bien être un étranger et faire du tourisme en ville. Nous avons deux cultures, mais aussi deux âmes.

Cette double nature est-elle un danger ou une chance?

– Pour moi, c’est une chance. Nous sommes nombreux, à Istanbul, à nous nourrir de ce que chaque culture peut apporter. Mais pour d’autres – une minorité – cette dualité est insupportable: elle se vit comme une schizophrénie. Les problèmes d’identité que rencontrent certains habitants de la ville y sont profondément liés. Ils sont tiraillés entre deux aspects très opposés d’eux-mêmes. Pour certains, cette dualité revient même à une opposition entre espoir de démocratie et rejet de cette dernière. Mais je crois que la richesse et la profondeur de la culture turque dépendent, au contraire, de ce mélange entre deux civilisations, entre deux esprits: il accouche de tourmentes, mais au cœur des tourmentes s’épanouit la véritable culture.

On dit souvent de New York que ce n’est pas l’Amérique. Diriez-vous la même chose d’Istanbul: ce n’est pas la Turquie?

– Istanbul est, en effet, un laboratoire, notamment en termes de politique et de démocratie. Toutefois, je me méfie de ce snobisme intellectuel qui consiste à dire que la ville dans laquelle on vit (New York pour les Américains, Istanbul pour les Turcs) est différente du reste du pays, c’est-à-dire supérieure. Si j’affirme qu’Istanbul ne ressemble pas au reste de la Turquie, c’est avant tout parce que je suis un écrivain stambouliote: j’y suis né, j’y ai grandi, j’écris sur cette ville depuis que je sais manier un stylo… Les différences que je pointe sont plus des singularités propres à cette cité que des choses que l’on ne verrait pas ailleurs. Car, franchement, Istanbul est une ville turque. Oubliez le discours touristique qui prétend qu’il s’agit d’un bout d’Europe en Asie. Non, Istanbul est bel et bien une cité mixte, occidentale et orientale, mais elle est turque, profondément turque. Cette ville compte 10 millions d’habitants! Plus que New York. Or les touristes ne se rendent que dans un seul coin, celui qui est peuplé d’environ 1 million d’habitants. Ce million-là ne peut occulter les neuf autres, qui sont très proches des millions de Turcs répartis dans les autres villes du pays. Istanbul concentre tous les problèmes de la Turquie. N’oubliez pas que certains habitants d’Istanbul sont les plus pauvres de tout le pays. La ville touristique ne doit pas masquer la réalité. Tous les problèmes que rencontre la Turquie sont présents à Istanbul: immigration, religion, nationalisme…

Il y aurait donc une tentation: idéaliser Istanbul au détriment du reste de la Turquie?

– C’est surtout la tentation des Occidentaux, non? Les quartiers touristiques sont, certes, plus développés, plus modernes, plus ouverts, politiquement plus conscients que les autres quartiers, mais pas plus intéressants. J’ai grandi dans l’Istanbul que ne visitent pas les touristes: c’est la même texture, et il faut l’admettre, qu’un village du centre de l’Anatolie. Il y a un côté sombre, vieux, dans cette cité, qui rend la cohabitation entre ces deux mondes à la fois intéressante et dangereuse.

Dans quel environnement avez-vous grandi?

– Ce livre est une autobiographie, mais aussi une chronique des cinquante dernières années de la vie à Istanbul. Je raconte l’histoire culturelle de ma ville sans que l’autobiographie prenne jamais le pas sur le reste. Le problème est qu’une autobiographie est l’art de couper, de ne pas dire, de procéder par ellipses, de choisir les scènes qui doivent être conservées au montage, comme on dit au cinéma. J’aurais pu écrire dix volumes sur ma vie et dix volumes sur ma ville; mais, en ne retenant que les points communs entre les deux, il ne restait qu’un ouvrage: celui-ci. Je n’ai conservé que les épisodes qui marquaient des moments d’ouverture de mon esprit: à l’art, à la politique… Tous eurent lieu à un endroit de la ville, à une époque précise. De sorte que je prétends non pas retracer l’histoire d’Istanbul, mais montrer qu’Istanbul eut une influence déterminante sur la vie d’un jeune homme qui, depuis toujours, voulait devenir écrivain.

Pourtant, vous racontez qu’au commencement vous vouliez être peintre…

– Oui, en effet. Entre 7 et 22 ans, je voulais être peintre. Je raconte de quelle façon Istanbul m’a conduit à vouloir devenir ce peintre que je ne suis pas. Adolescent, je me promenais dans les rues de la ville, je photographiais les paysages ou les gens et, de retour chez moi, je me prenais pour Pissarro ou Utrillo! Puis je me suis interrogé sur le sens de la beauté de cette ville. C’est en explorant cette idée que j’ai rencontré les textes des grands écrivains français du XIXe siècle, en particulier Baudelaire. Pour lui, le paysage intervient directement sur les sens, sur l’esprit de qui le contemple. En creusant cette idée et en essayant de comprendre pourquoi Istanbul était si impressionnante, j’ai croisé la route d’autres géants des lettres françaises: Flaubert, Nerval, Gautier, qui tous vinrent à Istanbul et écrivirent énormément sur la ville, influençant les écrivains turcs et leur donnant la force d’écrire à leur tour. Et c’est ainsi, en lisant ces écrivains, que j’ai compris qu’écrire était, d’une certaine manière, peindre. C’est aussi la raison pour laquelle la peinture et les peintres sont si souvent présents dans mes romans. L’écrivain est un peintre qui utilise les mots à la place des couleurs, le stylo à la place du pinceau.

Mais pourquoi avez-vous troqué le pinceau pour le stylo?

– Dans mon désir de devenir peintre entrait l’envie de passer des heures, chaque jour, seul dans un bureau. C’est aussi le privilège de l’écrivain. J’aime cette solitude. Et la rêverie.

Quelle est la clef de la compréhension d’Istanbul?

– La complexité. Nous vivons dans des sociétés qui veulent des réponses immédiates et simples à toutes choses. Istanbul est une ville qui rappelle que ce désir est une chimère: seule la complexité répond aux questions qui nous taraudent. Et Istanbul est le visage même de la complexité: la combinaison d’une ville islamiste traditionaliste et d’une ville européenne libérale. La clef de cette cité tient en ce conseil: respectez ses ombres et ses mystères. Plus la ville vous échappe, mieux vous la comprenez. C’est un paradoxe absolu, je le concède. A Istanbul, on vient pour s’exposer à la ville, pas pour lui arracher ses secrets. On n’en ressort pas indemne.

Cela veut-il dire qu’Istanbul est soluble dans l’Europe?

– Pour moi, Istanbul fait partie de l’Europe, puisque mon club de foot, Galatasaray, joue en Coupe d’Europe… Si vous me demandez si Istanbul est en Europe, je vous répondrai qu’il suffit de regarder la carte du monde pour le constater. Mais, plus sérieusement, nous ne sommes pas encore, à ce jour, au niveau. Cela dit, je pense que la Turquie doit être, culturellement, capable de rejoindre les démocraties européennes dans l’Union. Mais sans renier ce qu’elle est vraiment. Le désir de la Turquie d’entrer dans l’Europe pose le problème suivant: qu’est-ce que la culture européenne? Est-ce la religion? Est-ce l’histoire? Est-ce la géographie? Ou bien quelque chose d’autre? Istanbul appartient géographiquement et historiquement à l’Europe. Mais la vraie question à laquelle nous devons tous répondre (nous autres, Turcs, ainsi que les autres peuples d’Europe) est la suivante: comment voyons-nous l’avenir de l’Europe?

Orhan Pamuk

1952 Naissance à Istanbul, dans un milieu intellectuel.

2005 Premières menaces de mort.

2006 Prix Nobel de littérature. Menaces de mort répétées.

2007 Installation à New York. Parution d’Istanbul (Gallimard).

raffi
Author: raffi

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