Entretien de l’Ambassadeur de France en Turquie avec la Revue True

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La Turquie et la France sont liées par des relations anciennes mais qui semblent empoisonnées par les divergences poltiques. Comment expliquez vous que relations culturelles et économiques soient au beau fixe et que les relations politiques soient si tendues ?

– Vous avez, je pense, raison d’insister sur le temps long des relations entre la Turquie et la France. Car c’est à cette aune seulement qu’on mesure l’intensité des liens qui unissent nos deux pays. Je dis souvent aux visiteurs du Palais de France à Istanbul, qu’il s’agit de notre première implantation diplomatique à l’étranger et que nous avons acheté à la fin du 16e siècle, ce superbe terrain à Beyoğlu. Il y a, au Palais, une gravure qui représente la vue qu’on avait, au 18e siècle, des étages supérieurs sur la Corne d’Or et la Pointe du Sérail : et bien, cette vue n’a pas changé. Il faut donc remettre en perspective les éventuelles turbulences politiques du moment et surtout les relativiser. C’est d’ailleurs ce que confiait récemment M. Tüzmen, à l’occasion de la visite en Turquie de notre Ministre déléguée au Commerce extérieur, Mme Christine Lagarde. Et j’ai aussi été très sensible aux propos du Président Demirel à ce sujet dans votre dernier numéro.

Votre appréciation sur les relations économiques, culturelles et poltiiques entre la Turquie et la France.

– Nos relations sont fortes dans tous les domaines de tous ces sédiments historiques que je viens d’évoquer. Dans le domaine culturel, nous avons des liens d’une densité incomparable. Sait-on assez par exemple que notre budget de coopération culturelle avec la Turquie est l’un des plus importants de tout notre réseau diplomatique ? Cette année, nous avons d’ailleurs voulu donner un éclat particulier à ces liens en organisant une saison culturelle française que nous avons intitulée “Fransiz Baharı”. Dans toutes les grandes villes du pays, nous avons monté avec des partenaires turcs, des événements culturels de très grande ampleur. Nous nous félicitons du succès de l’extraordinaire exposition Picasso organisé au musée Sabancı, nous avons travaillé main dans la main avec la formidable équipe de l’IKSV, avec qui nous avons signé quelques premières comme la venue en Turquie du théâtre équestre Zingaro ou de l’ensemble des “Arts Florissants”. Les villes d’Anatolie n’ont pas été en reste puisque nous y avons organisé un festival itinérant du film français. Dans le domaine économique, la récente visite en Turquie de notre Ministre déléguée au Commerce extérieur, Madame Christine Lagarde, a permis de consacrer l’excellence de nos relations. La France est à la fois, je vous le rappelle, le 5e fournisseur et le 5e client de la Turquie : le volume de nos échanges a atteint l’année dernière les 10 milliards de dollars et nous voulons avec la partie turque le porter à 15 milliards dans les trois années à venir. Quid du domaine politique me direz vous ? Il y a, certes, ici et là des différends ou des divergences mais je crois pouvoir dire, qu’il y a des deux côtés, une envie de s’en expliquer et de nourrir ainsi le dialogue politique. Je dois souligner qu’il y a, par ailleurs, sur toutes les grandes questions internationales, à commencer par la crise iranienne, au sujet de laquelle nous nous félicitons des initiatives turques, la plus grande des convergences.

Le Président Chirac est pour l’entrée de la Turquie dans l’UE mais en dépit de ses prises de position, la France organisera un référendum sur l’entrée de la Turquie dans l’UE. Qu’en pensez-vous ?

– Oui c’est vrai, nous avons décidé que le peuple français serait amené à se prononcer par référendum sur l’adhésion de la Turquie. C’est, je crois, une nécessité désormais tout à fait bien comprise par les autorités turques qui n’excluent pas elles-mêmes de demander à la population turque de se prononcer elle aussi, au terme du processus des négociations, sur l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. L’Europe ne peut pas se construire dans le dos des opinions publiques. Le gouvernement a toujours consulté les Français par référendum à chaque grande étape de la construction européenne. Un référendum a ainsi été organisé en 1973 lors du premier élargissement au Royaume-Uni, à l’Irlande et au Danemark. Avec l’adhésion de la Turquie, le projet européen changera, comme en 1973, de dimension et il est donc naturel, qu’une fois encore, la population française soit consultée. A ceux qui parient dès aujourd’hui sur l’échec de ce référendum en se basant sur les enquêtes d’un jour, je voudrais cependant dire que rien n’est acquis à l’avance et qu’il n’y a pas de fatalité. Le Président Chirac l’avait lui-même dit avec force, en octobre dernier : je le cite : “Qu’est-ce qui leur permet de dire ce que les Français voudront dans quinze ans ? Au nom de quoi se permettent-ils ce coup de filet sur la volonté des Français ?”.

La question arménienne est une vraie source de différends entre les deux pays. Quelle est votre position ? Comment dépasser ces tensions ?

– Je vais vous répondre par une évidence. Il y a aujourd’hui, et chacun l’admet puisque c’est une expression consacrée dans tous les médias, une “question arménienne”. Il faudra bien y apporter une réponse. Il faudra bien,qu’à la fin, les mémoires des uns et des autres puissent s’entendre et qu’un vrai travail de réconciliation entre la Turquie et l’Arménie s’engage. Il y a d’ailleurs, ici et là depuis plusieurs années, des premiers signes positifs qui laissent espérer que ce but n’est pas hors d’atteinte.

Sur la proposition de loi visant la pénalisation de la négation du génocide arménien. Risques sur les relations au cas où elle passerait.

– Je crois qu’il ne faut pas épiloguer sur ce sujet car le gouvernement français a très nettement marqué, le 18 mai dernier lors des débats à l’Assemblée nationale, son opposition à cette proposition de loi. Notre ministre des Affaires étrangères a rappelé qu’il revenait aux historiens d’écrire l’histoire et soutenu les iniatives de dialogue entre la Turquie et l’Arménie en vue d’une appréciation commune du passé.

Que pensez vous de la candidature turque à l’UE ? La Turquie est-elle prête à entrer dans l’UE ?

– La Turquie a vécu de formidables changements, grâce notamment à l’aiguillon européen. Ces changements sont toutefois, à mon avis, sans mesure avec ceux auxquels nous allons assister dans les dix-quinze prochaines années, sous l’influence en particulier du processus de négociations qui s’est ouvert le 3 octobre 2005. Ce processus sera cependant long et difficile. La Turquie sera continûment scrutée et il y a un travail gigantesque dans le domaine de l’harmonisation des législations turque et communautaire. Il y aura peut être des crises sur des questions symboliques, peut être même des retours en arrière et des soubresauts. Il faudra aussi s’attendre, dans des secteurs comme l’agriculture ou l’environnement pour ne citer qu’eux, à des réformes particulièrement douloureuses. Mais je fais, pour ma part, le pari que le cap européen sera fermement tenu.

Il y a “deux écoles” sur la Turquie : les pour et les contre (en raison notamment de son voisinage dangereux, de sa vitalité démographique…. De quel côté penchez vous ?

– Je penche du côté des optimistes et des réalistes : l’arrimage européen de la Turquie est dans l’intérêt bien compris de l’Union Européenne. Je suis pour ma part convaincu qu’elle peut rendre l’Europe plus forte sur la scène internationale, qu’elle peut l’aider à davantage y rayonner et surtout que les valeurs qu’elle porte, celles du renouveau et du dynamisme individuel seront utiles à l’Europe de demain. Il ne faudrait toutefois pas résumer l’élargissement à un projet géostratégique ou à un succédané de politique étrangère de l’UE. L’Union Européenne, c’est aussi un projet politique basé sur des valeurs et sur la volonté d’accomplir un destin commun. La Turquie devra donc aussi, au cours des négociations, donner des gages de son adhésion à cette communauté de valeurs et de sa volonté à contribuer à l’enrichir encore davantage. C’est un élément essentiel et la France en tant que pays fondateur de l’Union Européenne, attachée au nécessaire approfondissement de l’intégration politique, y est très attachée.

Vos sentiments en tant que Français vivant en Turquie sur l’actualité politique intérieure turque : le sud-est, l’égalité hommes-femmes, la question du foulard…

– Je vais vous faire un aveu : l’actualtité politique turque est si dense et si bouillonnante qu’on ne risque jamais l’ennui. Les discussions intenses provoquées par les questions que vous évoquez sont aussi un signe de la très grande vitalité de la démocratie turque. On peut toutefois parfois avoir le sentiment, en tant que spectateur extérieur, qu’elles sont “dramatisées” par les médias et que l’on conclut trop facilement à l’existence d’une crise là où il n’y en pas vraiment.

Connaît-on assez la Turquie à l’extérieur ? Ou bien les préjugés ont-ils la vie dure ?

– Il faut l’admettre : les Turcs connaissent beaucoup mieux la France que les Français ne connaissent la Turquie. Mes amis turcs ont parfois été peinés par le tour qu’a pris le débat en France sur la question de l’adhésion de la Turquie. Ils ont estimé qu’il charriait trop de préjugés. C’est en partie vrai. Mais je veux croire et je le répète un peu partout, que d’un mal peut sortir un bien : ce débat a suscité une vraie curiosité, en France, à propos de la Turquie. Il suffit d’aller dans les librairies françaises pour s’en rendre compte : les livres sur la Turquie y sont légion et beaucoup font la part des choses et contribuent à orienter le débat dans la bonne direction. Les Français sont aussi plus nombreux à prendre le chemin de la Turquie (il y avait en 2005 30 % de touristes français en plus) et je constate, pour ceux que j’ai été amené à rencontrer, qu’ils en repartent toujours avec une vision plus objective et donc plus positive. La Turquie devra continuer, au cours du processus qui s’est engagé, à séduire et à convaincre. Il y a un premier rendez-vous qu’il ne faudra pas manquer parce que ce sera une plate-forme formidable, c’est celui de la saison culturelle turque en France en 2009. Comme vous le savez, la Turquie sera l’invitée de la France pendant toute une saison et je sais qu’elle aura à coeur de se montrer telle qu’est : débordante d’énergie, de créativité et de curiosité pour tous les arts.

Le regard que vous avez porté sur la Turquie a-t-il évolué depuis votre arrivée ?

– La Turquie, je la connaissais un peu comme tout le monde avant d’y venir comme Ambassadeur. J’avais eu l’occasion de m’y rendre plusieurs fois dans le courant des années 90, notamment pour accompagner le Ministre des Affaires étrangères pour la commémoration du 75e anniversaire de la signature des accords Atatürk-Franklin Bouillon qui faisaient de la France le premier pays d’Europe à établir des liens diplomatiques avec la toute jeune Turquie républicaine. Y vivre, en rencontrer les habitants amène forcément à porter un regard différent. En l’espace de deux ans, j’ai sillonné le pays de long en large et j’ai fait des rencontres extraordinaires. Je porte notamment dans mon coeur, entre autres, cette institutrice retraitée de Karabük qui a décidé sur le tard de se mettre au français, qui m’a écrit et que j’ai rencontré chez elle. Nous sommes toujours en contact.

Comment passez vous votre temps libre ?

– J’aime prendre le temps de flâner, en fin de semaine, en ville. Il m’arrive de remonter de temps en temps la Tunali, pour prendre le pouls de la ville. Je me sens aussi très bien dans l’Ambassade. C’est un bâtiment dont j’aime l’histoire et les proportions. Je souhaiterais l’ouvrir plus sur la ville et le quartier de Kavaklidere, peut être au mois de septembre à l’occasion de la fête du patrimoine, quand en France tous les monuments publics sont ouverts au public. Je me promène aussi très souvent dans le quartier d’Ulus. C’est un quartier qui raconte très bien les bouleversements vécus par Ankara depuis qu’elle est devenue une capitale. C’est d’ailleurs un quartier avec lequel la France a, dès le début de la République, tissé une relation particulière : notre ambassade y était installée et le drapeau français flotte toujours sur le beau bâtiment de la Kardesler sokak. Sinon, je me suis beaucoup déplacé en Turquie, mais j’ai encore beaucoup à découvrir. Figurez-vous que je ne suis encore jamais allé à Bodrum !

Est ce que vous aimez la cuisine turque ?

– Oui j’adore la cuisine turque. Je me damnerais notamment pour un sütlaç [riz au lait]. On en trouve d’excellents sur la route entre Istanbul et Ankara, sur la montagne de Bolu, chez Ismail. Je ne manque jamais de m’y arrêter quand je vais ou reviens d’Istanbul. La cuisine turque a ceci d’extraordinaire qu’elle est à la rencontre de plusieurs grandes traditions, méditerranéenne, moyenne-orientale et nomade. Elle est donc incroyablement variée et c’est un plaisir à chaque fois renouvelé de découvrir, à l’occasion de mes déplacements, les spécialités régionales, qu’il s’agisse des mantı de Kayseri ou des kebabs du sud-ouest. Je me pemettrai juste un commentaire : je crois que les cuisiniers turcs ne devraient pas hésiter à subvertir davantage les traditions dont ils sont les dépositaires, afin de les enrichir et des les réinventer : à titre d’exemple, on peut garnir un börek d’infiniment autres choses que de la viande ou du fromage. Je le dis en clin d’oeil car je suis et reste, un vrai afficionado de la cuisine turque.

raffi
Author: raffi

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