Envies d’Arménie

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lundi 8 janvier 2007, mis à jour à 17:39

Passion

Envies d’Arménie

Marie Desplechin, Anne-Laure Quilleriet

Stylistes, parfumeurs, cinéastes… La communauté arménienne est un formidable vivier créatif. A l’occasion de l’Année de de l’Arménie en France, Marie Desplechin nous raconte l’amour entre ces deux pays

Ils ont pensé qu’ils allaient disparaître. Et ils sont revenus, à eux-mêmes et au monde. Dans les pays d’Europe et des Etats-Unis où ils se sont réfugiés et puis établis, leur présence est aujourd’hui plus vivante que jamais. En France, qui n’est pourtant faite que de cela, les Arméniens ont réussi une sorte de chef-d’œuvre de l’intégration.

Rescapés, survivants, familles fuyant la menace de nouvelles persécutions débarquent à Marseille dans les années qui suivent le génocide planifié par les Jeunes-Turcs et exécuté dans l’Empire ottoman entre 1915 et 1918 (près de 2 millions de victimes). Beaucoup repartent. Ceux qui restent le font aussi par choix. Des liens très anciens unissent la France à l’Arménie. Son dernier roi, Léon V de Lusignan, était poitevin et il est enterré à Saint-Denis…

A leur arrivée, les réfugiés ne possèdent plus rien. Et ne parlent pas français. Ils se regroupent là où l’on offre du travail, tout au long de la ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Marseille. Ils s’implantent à Décines, à Lyon, et, dans la banlieue sud de Paris, à Alfortville, Issy, Meudon, Clamart. «Ils sont venus ici, ils bossaient, ils ne se posaient pas de questions», résume Mireille Eolmézian, directrice d’école à Issy-les-Moulineaux. «Ils étaient pleins de reconnaissance envers le pays qui les accueillait.» Les débuts ne sont pas faciles, le racisme est banal, les régularisations sont pingres et tardives. Mais, en un siècle, les Arméniens écrivent leur chapitre d’histoire de France, où se distinguent des héros, Missak Manouchian, des idoles, Charles Aznavour, parmi toute une liste de noms prestigieux que l’on vous confie avec fierté, comme si l’apport des Arméniens restait toujours à démontrer… Et des ouvriers d’usine et du bâtiment, des artisans, des tailleurs, des cordonniers, des commerçants, des familles que gouverne une obsession: l’école. «C’est l’instruction qui allait sauver les enfants», poursuit Mireille Eolmézian. Le français entre dans les foyers avec la scolarisation. Et on est vivement prié de le parler hors de chez soi… «Ma grand-mère me faisait les gros yeux quand je parlais arménien dans le métro. Il fallait surtout ne pas se faire remarquer.»

On dirait que les Arméniens ont le génie de rapprocher les contraires: au souci permanent de se fondre dans le pays d’adoption s’associe la volonté non moins permanente de faire vivre l’héritage. Eglise pour beaucoup, école arménienne du jeudi pour les enfants, danse pour les grands et les petits, chant, journaux en arménien et en français, associations franco-arméniennes pour tous les âges et tous les goûts… Résultat: les identités, loin de se concurrencer, s’additionnent. «Cent pour cent française et cent pour cent arménienne», comme se définit Mireille Eolmézian, citant Aznavour.

Les Français d’origine arménienne seraient aujourd’hui 300 000. Peut-être un peu moins, peut-être beaucoup plus: la «communauté» n’est pas maniaque de l’endogamie, et un grand-père, une grand-mère suffisent à vous faire arménien. A vous transmettre l’ «arménité», cet esprit tenace qui relie toute la diaspora à son Arménie.

L’arménité n’est pas vraiment religieuse, même si l’Eglise arménienne est restée à travers les années le lieu de rassemblement des pratiquants et des non-pratiquants. Pas vraiment politique, même si la république soviétique d’Arménie a longtemps joué le rôle de référence ou de repoussoir pour la diaspora. Pas vraiment géographique non plus, puisque les Arméniens sont venus de tout l’Empire ottoman, de Turquie, de Syrie, du Liban… Véronique Nichanian, directrice artistique chez Hermès, retrouve l’enfance de son père à Istanbul. Francis Kurkdjian, parfumeur, reconnaît les évocations de sa grand-mère au Liban. Mais, à Erevan, ils sont frappés d’évidence: «Tous ces bruns… j’avais l’impression d’être à la sortie de la messe», pour Francis Kurkdjian. «Je voyais mon grand-père à tous les coins de rue», pour Louis Carzou, journaliste et romancier. «J’avais 16 ans, j’étais sur le sol arménien et j’étais bouleversée», pour Mireille Eolmézian. L’arménité est aussi une appartenance par choix, que résume Louis Carzou, qui atterrit pour la première fois à Erevan, à 25 ans, pour couvrir le tremblement de terre: «Je me suis dit: d’accord, j’en suis.» «Les Arméniens ont un rapport très étroit et très affectif avec leur culture», dit Antoine Agoudjian, photographe. D’autant plus affectif qu’elle a failli s’évanouir, les Jeunes-Turcs s’étant efforcés d’effacer toute trace de civilisation. Le récit de ce qui s’était passé et la volonté de sauver la mémoire ont nourri trois générations de créateurs et d’artistes, qui partagent avec la diaspora un même objectif: la reconnaissance du génocide par l’Etat turc, prélude à une possible réconciliation. «Les choses sont en train de bouger», estime Louis Carzou. Dans son roman La Huitième Colline, une journaliste turque se découvre une grand-mère arménienne, sauvée du génocide par un juste. «A la différence de leurs gouvernants et à l’image du romancier Orhan Pamuk, les citoyens turcs commencent à se poser des questions», ajoute-t-il. L’entêtement à se faire entendre et la volonté d’établir le dialogue ne sont pas les moindres qualités de l’arménité… Marie Desplechin

Les principales manifestations de l’Année de l’Arménie sur www.armenie-mon-amie.com

Antoine Agoudjian

photographe

“ A la télévision, lorsque passait la petite musique de l’interlude, qui est une musique arménienne, on se mettait à pleurer en famille… J’appartiens à une génération qui a grandi dans l’idée que nous disparaissions. Avant les années 1980 et la perestroïka, il était impossible de se rendre librement dans le pays dont nous parlaient nos grands-parents. Mais leurs récits peuplaient nos imaginaires.A défaut de racines géographiques, nous avons eu des racines métaphoriques. Je suis parti au moment du tremblement de terre, quand le pays s’est ouvert à l’aide humanitaire. Je suis parti pour visualiser des lieux, des villages, des gens. Un peu comme on part à la recherche d’une voix qu’on a longtemps écoutée au téléphone. Je suis parti chercher ma vision. C’est sur place que j’ai décidé que je ferai de la photo. Je suis un artiste, pas un artisan. Je n’ai pas d’autre choix que de faire ce que je fais. L’histoire des Arméniens conditionne tout mon travail. Quand je photographie, je parle de ce que j’ai à l’intérieur de moi.

Véronique Nichanian

directrice artistique chez Hermès

“ Plus j’avance en âge, plus je mesure la force qui naît de l’addition de deux cultures. Mon côté français est certainement enrichi par mon côté arménien. Mais je ne peux pas faire la part des choses entre mes racines orientales et le reste… Si je dois définir mon héritage arménien, je le vois plus dans ma rigueur que dans mon inspiration. Mon père est un homme d’une immense gentillesse et d’une exigence terrible. Arrivé en France en 1928, à 18 ans, il a fait partie de cette génération portée par son désir d’intégration et sa reconnaissance pour le pays qui les accueillait. Il a toujours placé la barre très haut, pour ses enfants comme pour lui. Il ne nous parlait pas du génocide, par pudeur. Il ne nous a pas appris l’arménien. Nous parlions la langue maternelle, et ma mère était française. C’est plus tard, peu à peu, que j’ai pris conscience de mon arménité. Notre maison était toujours ouverte aux amis, arméniens grecs, turcs… Il me semble que j’ai retrouvé chez Hermès l’atmosphère de tolérance et de curiosité qui a baigné mon enfance. En somme, j’ai toujours vécu comme ça. Dans cet esprit de défi permanent et d’ouverture aux autres.

Francis Kurkdjian

parfumeur

“ Hors de France, à New York, au Japon, la question ne se pose même pas: je suis français. Chaque jour, pourtant, mon nom m’oblige à me souvenir que je suis arménien. Mes quatre grands-parents venaient de Turquie. Du côté de ma mère, ils avaient tous les deux survécu à la déportation. Ma mère a rencontré mon père à l’église arménienne où ils chantaient. J’ai grandi dans la langue, la cuisine, les cérémonies religieuses, la sociabilité arméniennes. Chez moi, on ne mangeait pas de steaks-frites ni de tartes Tatin. Mais des moules farcies, des dolmas, des gâteaux au miel. Je ne me suis appelé Francis que lorsque je suis allé à l’école… Jusque-là, je portais mon prénom arménien, Nourhan. Les évocations de l’enfance sont fondamentales dans le travail d’un parfumeur. Nos référents olfactifs se bâtissent au fur et à mesure, et je garde de mon enfance des odeurs extrêmement marquantes. Mais je ne vois pas de lien direct entre mon arménité et mes créations. Je ne fais pas plus de parfum à la rose parce que je viens d’une famille arménienne.

Karine Arabian

styliste

“ C’est la vedette mode de l’Année de l’Arménie. Après un défilé très applaudi, à Erevan, en octobre 2006, cette pétillante brune de 39 ans est l’invitée d’honneur du musée de la Mode de Marseille à partir de mai. «A travers des souvenirs d’enfance, j’ai été très marquée par la tragédie de ce peuple, et j’ai attendu 1999 pour visiter le pays où sont nés mes grands-parents, avant de me réapproprier peu à peu des images d’une Arménie tournée vers l’avenir. J’y reviens désormais très souvent et en 2003 j’ai même créé, avec des artisans locaux, une collection, Minérale, associant tradition et modernité, bois et pierre semi-précieuse, que je souhaite étoffer cette année. Petite-fille d’un bottier et fille d’un tailleur, j’ai gardé de mes origines le respect des savoir-faire et une fantaisie inspirée des collages de mon cinéaste préféré, Sergueï Paradjanov.»

raffi
Author: raffi

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