Le gouvernement ne remettra pas sur le métier la loi sur le génocide arménien. C’est en substance ce qu’a déclaré sans aucune espèce d’état d’âme apparent le ministre des Affaires étrangères français, lors d’une conférence de presse avec son homologue turc Ahmet Davutoglu, en visite à Paris le 5 juillet. En réponse, ce dernier a confirmé la levée de sanctions turques contre la France, consécutive au vote de la loi Boyer, pénalisant le négationnisme. Sauf démenti rapide du chef de l’Etat, les choses semblent donc claires. Le gouvernement PS, à peine arrivée au pouvoir, a cru urgent de céder à la pression d’Ankara, au prix d’un reniement de ses engagements et de ceux de son leader. Et ce sont bien entendu les Arméniens, éternels sacrifiés de la raison d’Etat, qui font les frais de ce qui apparaît comme le premier grand parjure du nouveau quinquennat.
Si les propos de Fabius se voyaient confirmés, rarement l’histoire des relations franco-arméniennes n’aurait connu une félonie aussi ouverte. Cette forfaiture viendrait évidemment d’amis proclamés. Faut-il rappeler en ces lignes le nombre de déclarations de l’actuel président de la République en faveur d’une loi réprimant le négationnisme ? Voilà plus de 6 ans qu’il les multiplie sur toutes les tribunes. Sans remonter très loin, n’est-ce pas François Hollande lui-même qui a relancé le processus sur cette initiative lors de son meeting à Alfortville du 30 septembre, en demandant qu’elle soit votée de manière prioritaire par le Sénat qui venait de passer à l’opposition ? N’est-ce pas lui qui, après la décision du Conseil constitutionnel invalidant la loi Boyer, exigeait un nouveau texte ? Ne l’a-t-on pas entendu réitérer ces mêmes promesses le 24 avril 2012, devant le mémorial du génocide arménien à Paris, avec pour témoins des milliers de personnes et l’ensemble des médias réunis ? Une telle palinodie fait honte à la France, à la politique et à la démocratie.
Le courant Sarkosyste a toujours soupçonné le PS de faiblesse envers Ankara, tandis que les forces à la gauche de ce parti voient traditionnellement en lui le dernier recours du système pour procéder aux réajustements nécessaires à sa pérennisation, quand la droite est à bout de souffle. A ce double titre, la volte-face du gouvernement de M.Ayrault sur la question arménienne est particulièrement symbolique de cette duplicité. En cédant au chantage du nationalisme turc, il se range du côté du plus fort contre le plus faible, de l’oppresseur contre l’opprimé. Il renie ce faisant le combat des plus grandes figures de la gauche, qui de Jaures à Sartre ont dénoncé le sort fait au peuple arménien et l’opportunisme à l’égard de ses assassins. En manquant à sa parole, il s’inscrit non seulement en faux par rapport aux initiatives du PS qui a proposé par deux fois aux deux chambres du Parlement le 12 octobre 2006 et le 4 mai 2011 des lois pénalisant le négationnisme, mais il foule au pied toute l’ histoire du parti sur cette question, ainsi que les fondamentaux de sa philosophie politique. Et cela, à peine arrivée au pouvoir.
Il n’y a pas de mots pour fustiger une telle attitude. Et il est particulièrement affligeant que Laurent Fabius ait accepté de tenir ce rôle écrit pour complaire au régime Islamo-conservateur, au moment même ou l’ensemble du monde universitaire et médiatique en dénonce les turpitudes dans le registre des droits de l’homme. Pendant que l’on sacrifiait une nouvelle fois les martyrs du premier génocide du XX siècle sur l’autel de la Realpolitik, s’ouvrait en effet en Turquie le procès de Ragip Zarakolu, premier éditeur à avoir osé braver le tabou arménien, en publiant des livres en turc sur la question. Ainsi, alors que des intellectuels turcs sauvent l’honneur de leur nation en défendant au péril de leur vie la vérité sur ce crime « contre l’humanité », le premier à avoir été qualifié comme tel par la France le 24 mai 1915, notre ministre des Affaires étrangères se livre à des comptes d’apothicaire, sous le regard dominateur d’un Davutoglu qui dicte sa loi avec ses pseudos carnets de commandes. On est tombé bien bas. Et dans ce scénario, les Français, d’origine arménienne sont censés faire quoi ? « Circulez y a rien à voir », c’est ça ?
Comment la diplomatie française, qui s’était embourbée dans ce type de bassesse au début du mandat de Sarkozy, avec la visite secrète de Jean David Lévitte en mai 2007 à Ankara, n’a-t-elle pas tiré les leçons de l’échec de cette première expérience qui s’est soldée par une faillite morale doublée d’une déconfiture économique ? Les tyrans ne respectent que la force, et Ankara a tenu à la France la dragée haute durant toutes ces années, réclamant toujours plus de concessions. Quand ce n’est pas sur les Arméniens, c’est sur Chypre. Quand ce n’est pas sur Chypre, c’est sur l’Europe etc. Ce qui a amené le gouvernement précédent à reconsidérer ses positions en 2011.
Ne tirant aucune leçon de cette période funeste, le pouvoir actuel se prépare à en subir les mêmes effets. En prenant de surcroit la responsabilité d’exacerber les tensions, d’entretenir l’abcès de fixation là où il fallait conclure en respectant tout simplement un engagement français qui, de Hollande à Sarkozy, avait fini par obtenir un large consensus politique.
Ara Toranian