Huit mois après la fin des opérations militaires au Haut-Karabagh (10 novembre 2020), il serait intéressant de savoir quel en est le bilan, même povisoire à notre sens, qu’experts et analystes établissent. S’interroger sur les gagnants et les perdants de cette guerre permettra de connaître les rapports de forces dans cette région et de projeter dans l’avenir leur évolution possible.
Les analystes développent des thèses différentes sur le sujet. Certains comme Patrice Gourdin, professeur agrégé (Ecole de l’Air, DiploWeb) et une partie des médias français estiment que « la Russie (est) l’incontestable gagnante ». D’autres, comme Bayram Balci, chercheur turc au CERI-Sciences Po (directeur de l’Institut français d’études anatoliennes), dans une série d’articles considèrent que tant la Russie que la Turquie apparaissent comme les deux gagnants à l’issue de la guerre. Chez les commentateurs arméniens, plus attentifs aux menées de la Turquie, l’implication directe de cette dernière et le rôle déterminant qu’elle a joué dénotent la percée turque, plusieurs fois tentées dans le passé, dans le sud-Caucase.
La prise en compte de ces analyses devrait aider à la compréhension des enjeux par les Arméniens, notamment par leur gouvernants, qui, par soit insoucience coupable, soit honteuse ignorance des évolutions géo-stratégiques, n’ont pas vu venir la catastrophe. Elle leur permettra, espérons-le, d’adopter, en connaissance de cause, une politique agile et intelligente, afin d’éviter les écueils dans un contexte régional complexe et changeant.
La Russie la gagnante (?)
La Russie sort « incontestablement gagnante » de cette guerre qu’elle a laissé (Bakou et Ankara) faire. L’engagement direct de la Turquie a, entre autres, facilité l’arbitrage de Moscou et l’installation dans le réduit artsakhiote de ses troupes, l’un des points de la déclaration tripartite signée le 9 novmebre. C’est la première fois qu’un contingent russe s’installe, pour les dirigents moscovites, en Azerbaidjan post-soviétique, au grand dam de l’opposition azérie.
Grâce à son alliance avec Ankara, Moscou a réussi, selon l’auteur, à avoir les mains libres dans l’une des zones de son « étranger proche », en dépit de l’absence d’un mandat international et même au prix de faire des concessions au sujet de l’installation d’un centre d’observation russo-turc de l’application du cessez le feu. Cependant, il a pu contenir, dit le professeur d’histoire, « la poussée d’Ankara » en Azerbaidjan. « La Turquie apparaît comme le dindon de la farce », écrit-il.
La Turquie aussi est gagnante (?)
La Russie et la Turquie sont les deux gagnants de la guerre, affirme Bayram Balci. La preuve en est que les Turcs sont directement intervenus dans la préparation et le déroulement de la guerre contre les Arméniens, enlevant à la Russie le statut d’intervenant exclusif dans la sous-région. L’analyste croit même savoir que « l’avenir du Karabakh (se trouve) dans les mains du condominum russo-turc ». La Turquie a prouvé la crébibilité de ses engagements, la qualité de son aide militaire efficace et une entrée remarquée dans le concert régional.
Cette situation est d’autant plus rassuante, estime M. Balci, que le risque d’éclatement d’un conflit régional est limité, car la Russie, la Turquie et l’Iran, puissances intéressées par la sous-région, sont interdépendants économiquement, politiquement, … La récente évolution en Afghanistan, consécutive au retrait des troupes de l’OTAN devrait conduire les deux premières en tout cas à veiller à la stabilité du Caucase du sud, afin de se concentrer sur le front centre-asiatique. Cette stabilisation se fera-t-elle aux dépens des intérêts de l’Arménie? le risque paraît grand, si Erevan continue de se comporter en vassal (de la Russie ?).
L’engagement turc a engendré d’importants gains au profit du tandem turco-azéri et au détriment des Arméniens
C’est la thèse défendue par plusieurs analystes sérieux et sites d’information arméniens, souvent de tendance pro-occidentale. Ils continuent de souligner le caractère inopérant des garanties russes (Organnisation du traité de sécurité collective, accord bilatéral arméno-russe sur la base militaire de Gyumri). Ils mettent en exergue l’inaction de l’allié russe lors des récentes provocations azéries aux différents points de la froniière azéro-arménienne.
Partant du postulat que la Russie sous sanctions occidentales et soumise à de fortes pressions en Europe de l’est (Ukreine, Bélarus) et prochainement en Asie centrale (frontière afghano-tajike, …), n’a d’influence effective qu’en Arménie. En effet, les grandes compagnies russes proches du Kremlin, se servant de l’entremise du gouvernement de Robert Kocharyan, ont mis la main sur les secteurs économiques stratégiques (énergie -gaz et électricité-, mines, …) d’Arménie, Ailleurs, notamment en Azerbaidjan, Moscou doit compter avec les compétiteurs comme la Turquie ou, dans le domaine pétrolier, avec les puissantes multinationles occidentales. Amenée à rechercher des compromis avec les nouveaux venus dans la sous-région, la Russie n’apparaît plus l’intervenant exclusif d’antant. Cet état de fait est le signal de son affaiblissement. En conséquence, pour pouvoir s’y maintenir, elle sera obligée de leur faire des concessions aux dépens de l’Arménie. Même au Haut Karabagh, sa présence militaire (limitée dans le temps) reste, malgré tout, tributaire de l’accord de Bakou. Le Haut-Karabagh n’est pas l’Abkhasie.
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Que penser de tout cela?
Ce qui est évident, c’est que les perdants de cette guerre atroce ont été les Arméniens dans leur ensemble (Arménie, Artsakh et diaspora). Les Occidentaux que Patrice Gourdin considère comme éliminés, disposent de ressorts nécessaires pour revenir. Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à Washington, a écrit dans l’hébdomadaire Le Point (15/11/2020) qu’au « Haut Karabakh, l’Occident n’a pas dit son dernier mot ». Soit.
Très probablement, les Etats Unis et la France notamment n’accepteront pas d’avoir été mis devant le fait accompli, suite à l’arrangement entre Moscou et Ankara (guerre, cessez le feu, …). Le projet d’aide européenne de 2,6 Mds€ de l’Union européenne, vraisemblablement à l’instigation de Paris, est symptomatique de ce refus.
Mais revenons aux Arméniens. On évoque très souvent la nécessité de rebâtir un Etat moderne digne de ce nom. Peut-on conclure alors que nos élites, nos gouvernants et nos partis politiques ont raté l’édification de l’Etat en privilégiant l’intérêt personnel et partisan au détriment de l’intérêt général? Que doivent-ils faire maintenant?
On entend dire qu’il faut créer une armée et une économie fortes. Oui mais tout cela prendra du temps, de l’énergie, … Il faut surtout beaucoup de ténacité aussi. Or, les acteurs du « grand jeu » régional n’attendront pas. Nous ne disposons ni de forces armées forte, ni d’économie robuste, ni manifestement de parapluie efficace de notre principal allié. Actuellement le seul levier dont nous disposons est le domaine diplomatique. Il nous faut améliorer et rendre performent notre outil diplomatique dans la mesure du possible. Il va sans dire qu’il faut intervenir sans cesse auprès des pays amis et alliés, sans négliger un domaine quelconque, auprès des institutions multilatérales, des ONGs, des médias, etc. Pourquoi pas désigner un vice-ministre chargé des pays francophones qui constituent un contingent important à l’ONU. C’est un levier qui, s’il est bien ciblé et convenablement travaillé par nos diplomates, peut s’avérer très utile. L’heure n’est plus à se calfeutrer dans les bureaux de l’ambassade et attendre une occasion de rencontre. Il faut un suivi actif dans l’entretien de nos relations. C’est à ce prix qu’on pourra gagner nos interlocuteurs à notre cause.
Marc Alenzi
17 juillet 2021