Son prénom était Gabriel (une référence à l’Ange dont il était fier) ou Gaby, mais en milieu arménophone, il était Haïk qu’il prononçait Hayk.
Le matin de sa disparition (le 16 mai), je lui avais écrit pour lui demander de ses nouvelles, sachant qu’il était gravement malade. C’est son fils Laurent qui m’a répondu, me disant que son père venait de s’éteindre alors qu’il lui parlait de l’Arménie. Au restaurant après que ce triste message s’est affiché sur mon téléphone, le plaisir n’y était plus.
Un peu plus tard, m’est venu ce vers : « L’ami des chastes profondeurs est mort noyé en hôpital ».
Haïk était plongeur et il a connu l’ivresse que procurent les beautés inviolées des fonds marins habités par des anges ichtyoformes. Sa dernière prouesse étant d’avoir plongé autour des îles Galapagos.
Je sais quel garçon turbulent il fut et quelle enfance difficile il vécut pour avoir corrigé ses pages d’autobiographie qu’il souhaitait confier à ses petits-enfants. Il tenait à leur transmettre les faits marquants de leur origine au-delà de leurs propres parents. La souche de leur histoire en quelque sorte. Et quelle souche ! Puisque Haïk et sa femme Germaine étaient porteurs de deux mémoires traumatisées par le génocide, celui des Arméniens et celui des Juifs. Et d’ailleurs tous deux ne manquaient pas de se joindre aux quelques personnes turques et arméniennes qui célébraient d’une manière unitaire le génocide de 1915, chaque Dimanche précédant le 24 avril.
Il avait la curiosité vivante et l’ouverture de cœur de ceux à qui n’avaient pas été offerte la chance de faire des études. Nos promenades dans Paris lui donnaient l’occasion de me raconter l’histoire d’une pierre insolite au quartier latin ou des choses qu’il savait sur les Folies Bergères. Une curiosité qui dépassait les frontières comme la descente du Mékong avec Germaine.
Mais le cœur et la curiosité étaient surtout à l’œuvre quand Haïk visitait l’Arménie, seul, vagabond, amoureux des gens et des choses, léger et disponible à tout ce qui pouvait advenir sous ses pas.
Le vrai Haîk, dont j’ai déjà parlé sur mon blog sans le nommer, donnait alors la pleine mesure de sa générosité. Il avait inventé en quelque sorte l’entraide fraternelle hors des sentiers battus et des associations de bienfaisance. Il lui suffisait d’une rencontre intéressante, méritant un coup de pouce, pour qu’il mette la main à la poche. C’est comme ça qu’il aidait les Arméniens et qu’il aimait l’Arménie. L’Arménie vivante, l’Arménie résiliente, celle qui reste debout. Comme Arménien de la diaspora, Arménien qui avait réussi, Haïk se faisait un devoir de relever ceux chez qui il sentait une forme de combativité. Et chaque année, quand il le pouvait, il retournait sur place pour constater les efforts accomplis. Et comme il arrivait qu’on l’eût floué, il ne montrait aucune rancune. L’autre avait perdu. Lui, non. « C’est comme ça !» disait-il. Aucun jugement. Aucune condamnation. Aucune colère.
Je sais qu’avant de mourir, il n’avait pas souhaité qu’on s’acharne à le sauver. « À quoi bon ? Il faut bien mourir un jour », aurait-il dit.
La mort ne peut rien contre qui aura vécu d’amour.
Denis Donikian