Indépendance ou contre-révolution : le temps des responsabilités

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Le 21 septembre prochain, les Arméniens du monde entier célébreront l’indépendance de l’Arménie. 

Les festivités auront cette année une gravité particulière, en raison de l’agression de l’armée azerbaïdjanaise, survenue entre les 12 et 22 juillet 2020, sur le territoire de la République d’Arménie, dans la région du Tavouch.

Mais elles seront aussi vécues avec un profond sentiment de fierté, conforté par l’échec des forces militaires adverses, pourtant secondées par les unités des forces spéciales (Yashma), repoussées à plusieurs reprises par l’armée arménienne, au prix, hélas, de la vie de cinq de ses soldats.

A l’issue de cette bataille victorieuse, le Premier Ministre arménien ne s’est pas contenté des congratulations d’usage, mais a surpris l’opinion en soulignant que ces succès militaires justifiaient de plus belle le combat engagé depuis deux ans par son gouvernement contre la corruption.

Certains esprits chagrins n’ont vu, derrière le parallélisme entre ces succès contre l’ennemi et ceux, déjà significatifs, contre la corruption, qu’une tentative de récupération politique des évènements.

Nous pensons, au contraire, que cette déclaration de Nikol Pachinian réaffirme, à raison, le caractère prioritaire que doit revêtir la lutte contre ce fléau et que du sort de cette bataille, dépendra l’avenir de l’Arménie et sa pérennité comme État souverain et indépendant.

Prioritaire d’abord, parce que la corruption systémique du pays a profondément altéré le fonctionnement de l’État et que son impact dévastateur sur la souveraineté du pays a été trop souvent minoré.

La prise de contrôle de l’Arménie par une oligarchie clanique, l’acquisition, par la force et contre le droit, de positions économiques dominantes et la mainmise sur les leviers politiques essentiels (Présidence, Parlement, collectivités publiques à tous les échelons, Administration), poursuivaient un objectif unique : s’enrichir vite et dans des proportions démesurées en s’appropriant les avoirs du pays, détourner à son profit une partie du budget national, des investissements et subventions venant de l’étranger, s’exonérer autant que possible de toute obligation fiscale, le tout dans la seule limite de la rétrocession due au « clan ».

Ce système, de nature mafieuse, a eu pour effet de saper les fondements de l’État et d’accentuer son appauvrissement pendant au moins deux décennies.

Avec un budget lourdement grevé par les effets de la corruption, l’État arménien s’est avéré incapable de répondre aux besoins du pays et de sa population, ni en mesure d’honorer ses engagements financiers, à commencer par le paiement de sa facture énergétique à la Russie ou l’acquisition d’un équipement militaire d’un niveau équivalent à celui de l’Azerbaïdjan, lequel, au contraire, profitait de sa manne pétrolière pour se constituer l’armée la mieux dotée du Caucase.

L’option qu’a privilégiée l’ancien régime pour résoudre cette équation a été de brader, au profit essentiellement de la Russie, la plus grande partie des actifs économiques du pays.

Pour une dette inférieure à 2 milliards de dollars, l’Arménie signait avec la Russie en 2002, un accord « propriété contre dettes », aux termes duquel elle cédait au géant russe de l’électricité (RAO EES), cinq centrales hydroélectriques à Hrazdan et le contrôle partiel de la centrale nucléaire de Medzamor.

De même et pour simplement retarder jusqu’à 2009 l’augmentation du prix de vente du gaz imposée par la société russe Gazprom, déjà en situation de monopole en Arménie, l’ancien régime a laissé la Russie prendre le contrôle de 75% du gazoduc irano-arménien, pourtant construit en 2006 pour diversifier l’approvisionnement énergétique du pays, et s’est laissé imposer des capacités de transport réduites, hypothéquant ses chances de devenir un pays de transit.

Quant à la menace militaire de l’Azerbaïdjan, l’ancien régime y répondra par l’acquisition auprès de la Russie, sous forme de crédits dont la capacité et les modalités de remboursement questionnent, d’un arsenal militaire juste suffisant pour maintenir un équilibre des forces précaire.

Ainsi et pour permettre l’enrichissement de cette oligarchie, l’ancien régime dépouillera l’État de ses rares actifs économiques sans chercher à en créer de nouveaux, tout en accentuant sa dépendance financière et militaire à l’égard de la Russie.

Prioritaire encore, parce que la corruption a fini par menacer la sécurité nationale de l’Arménie.

La capacité de mobilisation des conscrits a été significativement diminuée par l’émigration massive d’une partie de sa population, désespérée d’un quelconque avenir en Arménie, avec à la clef une crise démographique sans précédent et une baisse réelle de sa population, évaluée depuis l’indépendance à plus d’un million et demi de personnes.

Bien qu’interne, il s’agit là d’une menace majeure, inscrite depuis 2006 dans la stratégie de sécurité nationale de l’Arménie.

La guerre des 4 jours, en avril 2016, a brutalement mis à jour l’incurie de l’équipe dirigeante et les effets dramatiques de la corruption sur l’armée : impréparation et réactivité tardive, équipement pauvre, sous-effectifs à certains postes, armement parfois obsolète. Le sursaut national et la combativité des soldats, volontaires et vétérans, bien que réels, n’ont cependant pas permis d’éviter un recul militaire, l’Arménie abandonnant 21 positions aux forces armées azerbaïdjanaises sur 800 ha de territoire.

La douloureuse question des décès suspects de certains appelés illustre également la situation délétère affectant certains rangs de l’armée, comme en témoigne l’affaire dite de Madaghis, nom du canal dans lequel avaient été retrouvés les corps de deux appelés, battus à mort en janvier 2004 par un officier supérieur « intouchable » qui n’avait pas hésité, avec le soutien de sa hiérarchie et du procureur militaire, à faire endosser la responsabilité de son crime à trois soldats innocents et les faire condamner, à sa place.

Ce renversement total des valeurs, autorisé par l’impunité accordée à certains officiers, connaîtra un nouvel écho retentissant quand les Arméniens découvriront, à l’été 2018, que le général Manvel Grigorian, ancien combattant du Karabagh devenu potentat de la ville d’Etchmiadzine, avait poussé ses forfaits jusqu’à détourner les rations alimentaires des soldats pour nourrir les animaux de son zoo privé.

Si l’armée, y compris sous les gouvernements précédents, s’est toujours taillée la part du lion dans le budget de l’État, la corruption qui s’y est propagée, de l’organisation de la conscription jusqu’aux appels d’offre sur les contrats d’armements, a mécaniquement impacté ses ressources budgétaires et conduit à son affaiblissement.

Le tout, aggravé d’une lancinante crise morale au sein de la société arménienne qui, à bon droit, s’est interrogée sur le sens et la trahison des sacrifices consentis depuis vingt-cinq ans au nom de la sécurité nationale.

Or et n’en déplaise, la victoire militaire du Tavouch intervient après deux années consacrées au redressement de l’État, à commencer par le renforcement de son armée, tardivement et insuffisamment initié après sa défaite de 2016.

Un effort d’amélioration de la condition matérielle des soldats (alimentation, soins) a été immédiatement conduit par le gouvernement et se poursuit (accès à l’eau potable aux postes militaires plus reculés). La couverture sociale des militaires de carrière, initiée sous l’ancien régime, a également été élargie, avec des facilités accrues d’accès au logement.

Quant aux décès suspects, sujet qui reste entier, le ministère de la Défense s’est engagé à ne plus tolérer, comme par le passé, ce type de dérive ni à couvrir les officiers responsables. Mais l’éradication des impunités restera conditionnée à l’impartialité et l’assainissement de l’institution judiciaire, chantier crucial sur lequel les autorités sont également à l’ouvrage.

Le remplacement et la modernisation des équipements militaires, à commencer par celui des fusils d’assauts, datant parfois de la guerre du Karabagh, a été accéléré. « Neitron GAM », qui assemble des fusils d’assaut Kalachnikov en Arménie, s’apprête à livrer son premier lot de 1 000 pièces aux forces armées. Par ailleurs, le processus de fournitures d’armes par des entreprises étrangères a été rendu plus transparent et plus compétitif, ce qui a permis à l’Arménie de commencer à diversifier ses partenaires commerciaux dans ce domaine où les entreprises russes étaient en situation de monopole de fait.

L’aviation militaire a massivement bénéficié du changement de régime. Dès le mois d’août 2018, des discussions sont relancées avec la Russie concernant l’achat de chasseurs Sukhoï polyvalents SU-30SM. Un contrat, signé en 2012 mais jamais exécuté, aurait dû permettre l’achat de 12 de ces appareils financés au moyen de prêts russes. A l’initiative du gouvernement Pachinian, 4 de ces appareils ont été achetés, début 2019, et partiellement financés avec les premiers fruits de la lutte contre la corruption. Les autorités viennent de manifester leur intention d’accélérer la livraison des appareils restants.

Quant à la quinzaine d’avions de combat de basse altitude SU-25 qui formaient depuis des années l’armature essentielle de la force aérienne, un programme de réparation et de modernisation vient d’être lancé.

Les batteries de missiles surface-air, de type « Tor-M2MK » et « Osa-AK », acquises entre 2018 et 2020, de fabrication russe mais dont la performance a été élevée par les ingénieurs militaires arméniens, ont été déterminantes dans l’amélioration de la défense aérienne.

Outre les deux drones neutralisées par les forces armées karabaghiotes dans son espace aérien, en septembre 2019 et avril 2020, treize drones azerbaïdjanais, matériel de première technologie importé à coût de centaines de millions de dollars, ont été abattus par l’armée arménienne en juillet 2020.

Soulignons enfin la maîtrise d’une technologie et d’un savoir-faire ayant permis la fabrication de drones de combat en Arménie, suffisamment efficaces pour détruire trois chars de l’armée azerbaïdjanaise.

Prioritaire toujours, car la corruption est un crime contre l’État et contre la souveraineté.

L’État corrompu est celui qui agit en fonction des intérêts d’une clique, s’accapare les ressources de la Nation et les vampirise, ne reculant pas devant la mort du corps dont il se nourrit. Dans ce système, la souveraineté est dépouillée de son sens et privée de ses moyens.

Rétrospectivement, de combien de chasseurs Sukhoï l’Arménie a-t-elle été privée à cause de la fortune frauduleusement amassée par Robert Kotcharian, estimée en milliards de dollars ?

Combien de drones de défense aérienne, qui nous ont cruellement manqué en avril 2016 durant la guerre de quatre jours, l’Arménie aurait-elle pu acheter ou fabriquer avec les millions brulés dans les casinos européens par Serge Sarkissian?

Et il ne s’agit là que des premiers de cordée… ! Que dire de tous les seconds couteaux, anciens ministres ou oligarques, parfois les deux à la fois, au service de l’ancien régime uniquement pour mieux se servir dans les caisses de l’État ?

Qui pourra calculer le potentiel de développement économique, social et militaire ainsi gâché, alors que le pays est toujours sous la menace d’une guerre, malgré le cessez-le-feu de 1994 ?

De mai 2018 à avril 2020, les sommes récupérées par l’Etat au titre des enquêtes sur les crimes de corruption s’élevaient à 73 millions d’euros, chiffre impressionnant mais insuffisant au regard de l’ampleur des détournements, comme l’a souligné le Premier Ministre.

La capacité de l’Arménie à maîtriser son destin, être respectée parce que respectable et se respecter elle-même, dans son environnement régional et sur la scène internationale, dépendra de sa détermination à promouvoir un État vertueux et reconquérir, chaque jour un peu plus, un espace de souveraineté.

C’est tout le sens que les Arméniens ont voulu donner à la Révolution de velours. Mais se dressent contre elle, tous ceux, individus, groupes ou organisations politiques, liés à l’ancien régime et qui, jouant la survie du système qui leur a tant profité, galvanisés par certains réseaux nationaux ou étrangers, n’hésitent pas à jeter dans cette bataille des moyens colossaux afin de ne pas devoir rendre compte de leurs actes.

Alors que souhaitons-nous célébrer le 21 septembre prochain, et ceux des années à venir ?

S’il s’agit réellement de la souveraineté et de l’indépendance de l’Arménie, nous ne pouvons que saluer, encourager et soutenir les efforts conduits depuis la Révolution de velours, pour la restauration d’un État vertueux, au service du seul intérêt national, dirigé par un gouvernement légitime.

Dans un XXIème siècle mondialisé, construit sur les interdépendances, les alliances militaires et les unions économiques, l’indépendance d’une nation se mesure aux moyens qu’elle se donne pour augmenter et développer son potentiel économique, militaire, intellectuel, scientifique, technologique et obtenir un niveau de souveraineté suffisant pour rester, auprès de ses partenaires, une force de proposition, et envers ses adversaires, une force respectée parce que redoutée.

Aucun de ces objectifs ne pourra être atteint avec l’héritage laissé par l’ancien régime et notre responsabilité, si nous voulons continuer à célébrer l’indépendance, nous commande de faire gagner cette Arménie nouvelle.

Taline PAPAZIAN
Dr. en science politique
Chargée de cours à l’Université d’Aix-Marseille

Alexandre COUYOUMDJIAN
Avocat au Barreau de Paris

La rédaction
Author: La rédaction

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