Jean-Christophe Buisson : radiographie d’un amoureux de l’Arménie

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Le directeur adjoint de la rédaction du « Figaro Magazine » s’est rendu en Artsakh pendant la récente guerre. Depuis, il se mobilise pour faire entendre la voix des Arméniens. Il nous explique son engagement exemplaire.

Nouvelles d’Arménie Magazine : Vous êtes directeur adjoint de la rédaction du Figaro Magazine et êtes parti en Artsakh la dernière semaine de la guerre afin de témoigner. C’est une démarche très inhabituelle pour quelqu’un à votre niveau de responsabilités. Qu’est-ce qui a motivé ce reportage ?

Jean-Christophe Buisson : Une conjonction de plusieurs éléments. Il y a d’abord une raison rationnelle : je m’intéresse à l’Europe de l’Est et à l’est de l’Europe depuis toujours. Peut-être parce que je n’éprouve pas de sympathie pour les États-Unis, sans raison particulière. D’ailleurs, je n’y suis jamais allé. En revanche, très jeune déjà, je me suis pris de passion pour l’est de l’Europe. En prépa à Normale Sup’, je lisais de la littérature russe, yougoslave, grecque… Je ressentais une vraie curiosité pour cette région. Donc, très vite, en entrant au Figaro Magazine, j’ai fait des reportages dans ces pays où personne ne voulait se rendre. Cela m’a valu, par exemple, d’effectuer de très nombreux reportages en Serbie au point que tout le monde était persuadé que j’y avais une femme, des enfants, et même des maîtresses ! J’ai couvert la guerre civile en Albanie, le Kosovo un peu après, la Bulgarie, puis la Russie et le Caucase. Le monde slave élargi m’attirait, c’est ainsi que je me suis retrouvé en Ossétie du Nord, en Kabardino-Balkarie, en Géorgie, et, finalement, en Arménie. C’était il y a cinq ans lors d’un reportage sur le tourisme. Là, il m’est arrivé la même chose qu’en Serbie. J’ai été happé par la culture, les gens… Je suis tombé presque amoureux de cette région, c’est assez inexplicable. Alors que je me suis rendu dans quarante à cinquante pays, ces deux-là ont quelque chose de plus : une âme qui m’a transpercé. Depuis, j’essaie toujours de m’y rendre, une à trois fois par an, comme pour garder un œil. La seconde raison est plus intime. J’ai conservé de l’enfance un sentiment qui normalement se dissipe avec l’âge : l’injustice. Enfant, c’est ce qui nous fait le plus souffrir. Ces deux éléments combinés expliquent que je suis les événements dans ce coin du monde et plus largement les agissements d’Erdogan. Aussi, le conflit, lorsqu’il démarre, me touche d’autant plus qu’il jouxte ce pays où je suis retourné plusieurs fois ces dernières années, où j’ai emmené des lecteurs du Figaro pour leur faire comprendre et aimer l’Arménie.

NAM : Comment avez-vous trouvé le traitement de cette guerre par les médias ?
J.-C. B. : Il me semble très vite étrange, dans une équivalence permanente. Il y a deux belligérants, on ne sait pas bien qui a commencé, « c’est horrible » des deux côtés. Une vision des choses que je conteste. Soudain me remonte ce sentiment de l’enfance qui me murmure qu’il y a une injustice dans le traitement.

NAM : Comment l’expliquez-vous ?
J.-C. B. : Cela s’explique par une méconnaissance et une absence de hauteur de vue. Les gens ne comprennent pas que l’Arménie est un enjeu géopolitique pour Erdogan qui veut faire un couloir panturc allant d’Istanbul au Xinjiang. Par ailleurs, à ce moment-là, tout le monde est focalisé sur la pandémie, le Brexit et les élections américaines. Emmanuel Macron a beau désigner l’agresseur, dire que des islamistes combattent sur place, le Groupe de Minsk n’intervient pas car il est bloqué par les élections américaines.

NAM : Rien ne dit non plus que Trump serait intervenu si le scrutin n’avait pas eu lieu
J.-C. B. : Vous avez raison. C’est un prétexte idéal et Macron est coincé car il ne sait pas à qui s’adresser. À Trump ? À Biden ? Il est bloqué car l’Europe ne bouge pas.

NAM : C’est à ce moment-là que vous décidez d’aller en Artsakh ?

J.-C. B. : Non. Je suis les événements pendant un mois encore où je passe de l’effarement, à l’inquiétude, puis à la tristesse lorsque j’observe le traitement de la guerre par les médias. Je me dis alors qu’on a le droit de se plaindre, mais que si on a les moyens d’agir, alors il faut le faire. Or, aucun reporter du Figaro Magazine n’avait envie de couvrir ce conflit. J’en parle au directeur du magazine, je lui propose que le magazine s’engage, comme il peut choisir de le faire dans certains combats. Parce que certains sujets nous paraissent être de vraies causes à défendre. Nous avons donc décidé de nous engager sur l’Arménie. Nous sommes peut-être les seuls à ce niveau-là. Plus personnellement, j’ai aussi voulu informer quotidiennement les Français de ce qu’il se passait via Twitter, de faire régulièrement des sujets dans le Figaro pour entretenir la flamme et montrer que même si un cessez-le-feu a été signé rien n’est réglé. Cette guerre n’est pas complètement finie.

NAM : Comment expliquez-vous que ce conflit n’intéresse pas vraiment les journalistes du Figaro ?
J.-C. B. : Nous sommes beaucoup moins nombreux qu’il y a quinze ou vingt ans. Je sens aussi une lassitude. Il ne faut pas sous-estimer cette pandémie qui écrase les volontés et affecte moralement les individus : c’est difficile de se dire : « On bouge ». Enfin, même ici, les gens ne perçoivent pas la dimension civilisationnelle qu’il y a peut-être dans ce conflit. Pour eux, il s’agit d’une énième guerre, la semaine dernière il y en a eu une autre ailleurs et la semaine prochaine, unenouvelle se produira encore à un endroit différent. Personne n’avait envie d’y aller. Moi j’avais envie de me rendre sur place pour donner du poids médiatique, avoir un impact. C’est la raison pour laquelle j’ai contacté Sylvain Tesson que je connais depuis vingt ans et qui jouit aujourd’hui d’une exceptionnelle notoriété. Lui peut peser. Il a accepté immédiatement et trois jours plus tard nous partions retrouver Antoine Agoudjian à Stepanakert, qui faisait un travail unique sur place. C’était la dernière semaine du conflit.

NAM : Très vite, quel est votre sentiment ?
J.-C. B. : On voyait bien qu’il y avait un malentendu, pour ne pas dire un mensonge, entre le discours officiel qui ne donnait pas l’impression qu’une catastrophe militaire se profilait et la réalité sur le terrain. Les soldats souffraient sans rien dire, animés par une volonté, une certitude que le combat allait continuer. Nous n’avons jamais entendu de discours défaitiste, sans doute parce que ceux que nous avons rencontrés n’étaient pas des soldats. C’étaient des civils qui avaient revêtu une veste de soldat pour défendre leur famille, leur identité. Mon sentiment d’injustice s’est renforcé en voyant les conditions dans lesquelles ils combattaient.

NAM : C’est-à-dire ?
J.-C. B. : D’un jour à l’autre, ces jeunes se sont retrouvés en toute première ligne, sans expérience de la guerre, dans des tranchées construites, la veille, par le paysan du coin avec sa pelleteuse. Ils disposent de bouts de ficelles attachées à des boîtes de conserve pour faire du bruit au cas où l’ennemi viendrait les infiltrer. Ils affrontent des drones qui font un bruit épouvantable, des obus, des bombes, des missiles… Le décalage est énorme, l’asymétrie totale. Quant à l’ennemi, il est invisible, à deux kilomètres de ses cibles. Il envoie des missiles sur ces gens qui, hier encore, n’étaient que des civils. Antoine Agoudjian disait : « C’est 14-18 en bas, Star Wars en haut ». Il avait raison.

NAM : Comment expliquez-vous que cette situation n’ait pas suscité plus d’indignation ?
J.-C. B. : Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, a déclaré que nous étions neutres et donc les grands médias ont suivi. Mais je m’étonne. Nous n’avons pas à prendre parti ? Ah bon ? Pourtant la France envoie des soldats au Mali pour le défendre contre les islamistes. L’Artsakh et l’Arménie sont attaqués par un État qui utilise des islamistes, c’est la même chose, me semble-t-il.

NAM : On comprend que vous êtes un journaliste engagé mais qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans cet engagement ?
J.-C. B. : Il y a le sentiment d’injustice et le traitement d’un peuple que par ailleurs j’ai appris à connaître et à aimer. Comme la Serbie. Je détestais Milosevic à l’instar de la plupart des Serbes, mais lorsque vous subissez une guerre et des bombardements, il est difficile de soutenir ceux qui vous attaquent. Je trouvais injuste que l’on assimile le peuple serbe, sa foi, son histoire, son identité à Milosevic. De la même façon, en Artsakh, je trouvais difficile d’assimiler ce qu’il se passait à un banal conflit territorial. J’ai peut-être, en plus, un petit côté dissident. J’aime bien avoir une voix discordante, me montrer parfois imprévisible dans mes choix. Rien ne m’amuse plus que de trouver des mérites à un écrivain, un cinéaste… supposé très hostile au Figaro, très à gauche. Rien ne m’intéresse plus que d’en faire un éloge sincère car je déteste le cloisonnement. L’idée que si on vote à droite, on n’aime pas la gauche et vice-versa. Ce n’est pas vrai. Je suis un ami de Clémentine Autin et d’Alexis Corbière de la France Insoumise. Faire la « une » du Figaro Magazine avec l’Arménie me paraît être une sorte de dissidence officielle. Enfin, il me semble que durant la guerre, beaucoup de Français d’origine arménienne se sont sentis seuls, abandonnés. La France leur a beaucoup donné à leur arrivée, la plupart ont été accueillis. Ils ont rendu cet accueil au centuple. Ils se sont intégrés, assimilés, ils représentent un exemple pour les autres. Je pensais que la France devait bien cela aux Arméniens qui ont remboursé leur dette au-delà de ce qu’elle était. Il nous revenait d’être à la hauteur de ce qu’ils ont apporté à la culture hexagonale, européenne, universelle par leurs artistes, leurs chefs d’entreprise dont on ignore souvent les origines car ils ne s’en vantent pas. Je trouvais très injuste de ne pas être au rendez-vous de leur Histoire qui n’est pas uniquement la leur car ce qui se passe dans cette partie du Caucase nous concerne au même titre que ce qui se déroule au Mali.

NAM : Qu’est-ce que ce reportage a changé pour vous ?
J.-C. B. : Je suis tous les jours l’actualité via les réseaux sociaux, je participe aux débats, je suis sollicité par des mouvements, des structures dont je ne maîtrise pas tous les tenants et les aboutissants, mais aujourd’hui je donne mon nom à tout ce que je peux pour les Arméniens. Sans regarder la couleur politique ou sociale. J’accepte tout car je sais que c’est le meilleur moyen de ne pas éprouver du découragement, du cynisme.

NAM : à quoi faites-vous allusion ?
J.-C. B. : J’ai arrêté le grand reportage car j’éprouvais de la colère à mon retour. Je couvrais des guerres qui me semblaient primordiales, je voyais des enfants de 8 ans jouer avec des grenades, des blessés, des morts, puis je rentrais à Paris. Et je ne comprenais pas que tout le monde ne soit pas mobilisé par ça. Un jour, j’ai rencontré Hélie de Saint Marc, ce grand officier de l’armée française, qui m’a raconté qu’à son retour des camps de la mort, il était choqué par l’attitude des Français qui désiraient revivre normalement. Il comprenait mais lui ne le pouvait pas. Et c’est pour cela qu’il s’était engagé dans la Légion. Toute proportion gardée, lorsque je revenais à Paris, j’étais en butte à des gens qui me parlaient de la sortie d’un livre, d’un film… Alors que j’avais la tête et l’émotion encore là-bas. J’ai eu peur de devenir amer, aigri et j’ai accepté de passer au service culture. Tout en gardant un œil sur les régions qui m’intéressent. Je sais que le reportage que j’ai fait avec Sylvain Tesson est éphémère. Les gens ont été touchés, le magazine s’est très bien vendu, la semaine suivante un autre sujet a fait la une. Voilà aussi mon métier. En revanche, à titre individuel, en impliquant parfois le journal, je continue car je reste persuadé que ce qui se passe là-bas s’avère crucial pour l’avenir du monde. Et que le seul moyen de ne pas devenir cynique et aigri, consiste à agir, à toute petite échelle, à partir de ce que je sais faire : écrire et parler.

NAM : Ce type d’engagement donne aussi un sens à la vie…
J.-C. B. : Oui. Mon engagement est aussi une forme d’échappatoire à un monde qui souvent me déplaît, à une sorte de routine, de monotonie, de fatigue avec cette pandémie qui bloque beaucoup de choses. J’éprouve moins de plaisir dans la vie quotidienne. Je ne dis pas que j’en ressens à aller voir des personnes mourir, mais j’ai trouvé un sens. En Artsakh, beaucoup de gens parlaient français. Quand ils nous voyaient arriver, ils nous disaient : « Si vous êtes là, c’est que la France est avec nous. Votre gouvernement va nous aider. » Dans ces moments-là, vous avez honte, vous regardez vos chaussures et en même temps vous vous sentez fiers que la France compte. Ces Arméniens avaient un espoir, il allait être déçu. Mais si l’exécutif français est bloqué pour des raisons économiques, politiques et stratégiques, cela ne signifie pas que le peuple français n’est pas solidaire. Encore faut-il qu’il soit informé.

NAM : Comment voyez-vous l’avenir de l’Arménie et de l’Artsakh ?
J.-C. B. : Je suis très inquiet. Je sais par expérience que s’ils ne sont pas réglés, les conflits s’arrêtent en hiver et reprennent au printemps. Je me sens d’autant plus soucieux que tous les jours ou presque de petits accrochages se produisent dans des coins perdus. La situation s’avère propice à des incidents de frontière. Les militaires russes, même s’ils sont sans doute plus de 2000, ne peuvent pas être placés tous les deux mètres, et ce, sur des centaines de kilomètres. Enfin, je suis très pessimiste car tout pousse à croire que l’Azerbaïdjan et la Turquie ne s’arrêteront pas là. Je pense que les Russes protégeront les Arméniens pour des raisons cyniques : ils ont besoin de pays tampons avant l’accès de la Turquie à leur frontière. Tout l’enjeu désormais, c’est l’administration Biden. On ignore encore comment elle va se positionner mais je ne crois pas qu’Erdogan soit la tasse de thé du nouveau président. n

Propos recueillis par Marie-Aude Panossian

ARTICLE PARU DANS LE N°280 DE NOUVELLES D’ARMÉNIE

La rédaction
Author: La rédaction

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