Jean Hatzfeld : l’intimité du génocide appartient à ceux qui l’ont vécu

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Entretien

Jean Hatzfeld : « Je ne ferai jamais le journaliste au Rwanda »

LE MONDE DES LIVRES | 06.09.07 | 12h42 • Mis à jour le 06.09.07 | 12h42

Selon l’ONU, le génocide des Tutsis et des Hutus modérés, au Rwanda, a fait 800 000 victimes. Dans la seule région de Nyamata, où s’est rendu Jean Hatzfeld, entre le 11 avril et le 12 mai 1994, environ 50 000 Tutsis ont été massacrés à la machette par des milices hutues.

Vous avez déjà donné la parole aux tueurs et aux rescapés dans Dans le nu de la vie, récit des marais rwandais (Seuil, 2000) et Une saison de machettes (Seuil, 2003). Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d’écrire ce troisième livre, La Stratégie des antilopes ?

Après Une saison de machettes, j’avais déjà l’idée de revenir au Rwanda, mais sans bien savoir pourquoi. Et puis il y a eu, en mai 2003, cette libération des prisonniers du pénitencier de Rilima, à la surprise de tous, à commencer par des rescapés tutsis, des anciens tueurs rwandais parmi lesquels les huit que j’avais déjà interrogés. J’ai décidé d’accompagner leur sortie.

« Quelle dantesque destinée, écrivez-vous, que celle des rescapés condamnés à cohabiter avec les tueurs et leurs familles ! Quelle dureté de l’Histoire ! » Cette politique a en effet quelque chose de très violent.

C’est une situation très malsaine. Innocent dit ceci : « Au fond, qui parle de pardon ? Les Tutsis, les Hutus, les prisonniers libérés, leurs familles ? Aucun d’eux, ce sont les organisations humanitaires. Elles importent le pardon au Rwanda, et elles l’enveloppent de beaucoup de dollars pour nous convaincre. Il y a un Plan Pardon comme il y a un Plan Sida… » Tout le monde fait semblant. Chacun sait bien, des deux côtés, que la réconciliation est impossible, que parler ensemble du génocide est impossible, que pardonner est impossible.

L’opération « Turquoise » et le rôle de la France dans ce génocide ne sont pas abordés.

Ma démarche est une démarche antijournalistique. Un journaliste aurait parcouru le pays du nord au sud, serait allé à Kigali, à Washington, au Quai d’Orsay. Moi non. Je voulais juste me poster au bord des marais. Rencontrer des gens qui y étaient, y ont chassé, y ont tué. Qui cultivent autour. Travailler toujours avec les mêmes personnes. Je travaillerai ainsi encore pendant trente ans, en tout cas tant que mon travail ne sera pas stérile. Je ne ferai jamais le journaliste au Rwanda.

Claudine vous dit ceci : « Les réponses de la vraie Claudine, vous ne les entendrez jamais, parce que j’ai un peu perdu l’amour de moi. J’ai connu la souillure de l’animal, j’ai croisé la férocité de l’hyène et pire encore, car les animaux ne sont jamais si méchants. » Y a-t-il eu, malgré tout, de vraies réponses ?

Personne ne m’a répondu totalement. « Mener une existence de gibier, dit Berthe, seulement celui qui est mort en gibier peut l’expliquer. » Elle ajoute : « On ne peut pas raconter la mort puisqu’on lui a échappé. » A un moment donné, ils arrêtent de parler, soit que leur mémoire défaille, soit que le mensonge est nécessaire. Soit, tout simplement, qu’ils ne veulent pas affronter cette vérité. Claudine dit : « Etre trahie par les avoisinants, par les autorités, par les Blancs, c’est une terrible malchance (…) Mais être trahie par la vie, qui peut le supporter ? C’est grand-chose, on ne sait plus se laisser aller dans la bonne direction. Raison pour laquelle, à l’avenir, je me tiendrai toujours un pas de côté. » Manière aussi de me dire : « Jean, on veut bien te parler, mais on ne veut pas témoigner. »

On est frappé, à la lecture du livre, par l’extraordinaire qualité de la parole des gens que vous interrogez. Comment faites-vous pour recueillir ainsi leurs propos ?

D’abord, je travaille énormément en aval. J’ai beaucoup lu, en particulier Primo Levi, Charlotte Delbo, Hilberg, Appelfeld… Ça m’a beaucoup aidé à formuler les questions. Ensuite, c’est un travail de grande patience. Dix, vingt fois, je suis retourné à Nyamata. Quand Jeannette me dit : « Je ne crois pas ceux qui disent qu’on a touché le pire de l’atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n’importe quand à l’avenir, n’importe où, au Rwanda ou ailleurs ; si la cause est toujours là et qu’on ne la connaît pas », ça ne vient pas comme ça, lors de notre première conversation. Mais à un moment, oui, elle l’a dit. Je l’ai enregistrée puis je l’ai noté comme tout ce que les gens m’ont dit. Et puis, quand le livre a commencé à être mis en route, j’ai repris mes cahiers et j’ai commencé un travail de montage, mêlant leurs propos à des descriptions, des impressions et quelques idées personnelles.

On revient à cette phrase de Jeannette. On ne connaît pas la cause d’un génocide, de celui-ci comme des autres ? La haine entre Hutus et les Tutsis ne suffit pas à l’expliquer ?

Non. Cela pourrait expliquer une guerre civile, des massacres, mais pas un génocide, pas une telle extermination. L’idée de vouloir tuer jusqu’au dernier les 58 000 Tutsis de Nyamata. Il y a autre chose que la peur et la haine. C’est peut-être cette non compréhension vertigineuse qui me maintient en état d’écrire.

Innocent dit : « Un génocide doit être photographié avant les tueries (…) et le génocide peut se montrer après. » Mais, dit-il, « l’intimité du génocide appartient à ceux qui l’ont vécu ». Faisant allusion aux génocides des Juifs ou des Arméniens, il ajoute : « Il n’y a pas de photos parce qu’il n’y a pas de place pour les photographes sur les lieux des tueries. »

C’est très important. Et ça rejoint la question de l’humiliation. L’humiliation d’avoir vécu, d’avoir été vus comme des animaux, d’où le titre du livre d’ailleurs. A la différence d’un affrontement militaire, il n’y a pas de place pour un photographe face à une extermination. Personne ne peut, comme à Sarajevo ou à Bagdad, observer de l’extérieur. C’est irracontable. De même qu’on ne peut pas imaginer un journaliste se baladant dans le camp d’Auschwitz et raconter ensuite ce qui s’y passait.

On est frappé par l’absence de remords chez les tueurs.

Dans Une saison de machettes, ils disaient déjà ne pas comprendre le sens de ma question. Je disais « remords », ils répondaient « regrets ». Ils ne voient pas l’utilité de demander pardon. Ça ne sert à rien, disent-ils, car on ne va pas nous l’accorder. Ce que confirment les rescapés, qui voudraient qu’on leur demande pardon pour pouvoir ensuite le refuser. De la même manière, les rescapés voudraient que les tueurs disent la vérité sur les massacres, mais ils ne supportent pas cette vérité. On n’en sortira pas. Quelqu’un dit fort justement que « si la bouche pouvait murmurer ce que pense le coeur, ce serait le chaos pour tout le monde ».

Revenons-en à ce que dit Claudine. Qu’entend-elle par « trahison de la vie » ?

C’est quelque chose d’assez métaphysique. Elle a fait confiance à la vie, et la vie, ce cadeau du ciel, lui dit : « Vous devez être éradiqués de la Terre, vous devez quitter l’Univers. »
C’est Dieu qui les a trahis ?

Certains disent qu’à un moment donné, ils ont douté. Mais c’est inimaginable pour eux, une vie sans Dieu. Aucun ne se reconnaît dans ce que dit Primo Levi : « Auschwitz est la preuve de la non-existence de Dieu. » Innocent dit : « Ce philosophe italien avait bien le droit de proposer son inexistence, mais il ne peut être entendu en Afrique. » Certains disent souffrir d’avoir vécu dans les marais, deux à trois semaines, sans la foi ; d’avoir été capables, comme les animaux, de nier Dieu. Une animalisation spirituelle en quelque sorte. Francine dit : « Une personne, si son âme l’a abandonnée un petit moment, c’est très délicat pour elle de retrouver une existence. »

Vous écrivez : « Admettre mon obsession pour l’histoire de ce génocide, et inévitablement des autres génocides. Reconnaître l’attraction de cet événement inouï, la sensation de vertige. » On peut être ainsi et à ce point aimanté par un événement ?

C’est comme ça. Confronté au génocide rwandais, j’ai ressenti cette sensation vertigineuse de s’approcher du gouffre. Ces marais, je peux passer des heures et des heures à les regarder. Ces gens, je peux passer des heures et des heures à les écouter. Très modestement, ma motivation essentielle a été de faire de la littérature. Travailler sur l’esthétique de l’écrit, faire entrer dans l’univers génocidaire. L’écriture journalistique n’est pas adaptée à un tel événement.

N’y a-t-il pas eu, de la part de la presse, une faute collective ?

Oui, une immense faute professionnelle collective. Qui n’était pas motivée par des a priori politiques ou idéologiques. En septembre 1994, relisant tout ce qui avait été écrit, on s’apercevait qu’il y avait un absent : le Tutsi. Comme en 1945-1946, et que l’on constate dans la presse la disparition de celui qui sort de Treblinka. Il faut la littérature pour affronter toutes ces questions sur la peur, la trahison de la vie, la mort, la destruction de la mémoire et des souvenirs.

Propos recueillis par Franck Nouchi

Article paru dans l’édition du 07.09.07.

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Author: raffi

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