Ici, les lions a été salué par la critique lors de sa parution en Allemagne. Ce très beau roman vient de sortir en France. Dialogue avec son auteure.
Nouvelles d’Arménie Magazine : Votre livre raconte la découverte de l’Arménie par une Allemande d’origine arménienne. Il y est question d’identité, d’amour, de patriotisme et de guerre. Pourquoi ce roman ?
Katerina Poladjan : L’identité, l’amour, le patriotisme et la guerre sont peut-être des thèmes éternels de narration. Regardez L’Odyssée d’Homère ! Au terme de son errance, Ulysse revient à Ithaque et ne reconnaît plus le pays qui l’a vu naître. Il s’écrie : « Malheur à moi ! Auprès de quel peuple suis-je revenu ? » Mais je n’aime pas particulièrement le mot identité, parce qu’il est utilisé de manière inflationniste et bien trop souvent avec un agenda précis. Nous venons tous de quelque part et allons quelque part, et sur ce chemin, nous nous demandons qui nous sommes vraiment, et ce que signifie le fait de venir de quelque part. Est-ce que nous appartenons à cet ensemble ? Qu’est-ce que cela signifie ? Helen, l’héroïne, a – comme moi – des ancêtres arméniens et se pose précisément ces questions lors de son voyage en Arménie. Dans le roman, il s’agit avant tout de la découverte d’histoires et de l’Histoire. Helen développe une conscience historique en se confrontant à l’inconscient de sa propre histoire, notamment aux traumatismes hérités d’injustices anciennes. En restaurant une vieille Bible, elle découvre l’histoire de la fuite de deux enfants pendant le génocide de 1915 en Anatolie orientale. À travers les yeux de la protagoniste, ce livre reflète un regard européen, occidental, on pourrait dire eurocentrique, sur l’Arménie et son histoire. Je voulais parler de ce pays, mais aussi de différentes façons de le voir.
NAM : Vous évoquez la nécessité de se battre pour défendre son territoire, de l’attachement à la terre etc., autant des thèmes qui n’étaient pas politiquement corrects jusqu’à la guerre en Ukraine. Lorsque votre livre est paru en Allemagne en 2019, comment a-t-il été accueilli ?
K. P. : A sa sortie, cet aspect que vous qualifiez de non politiquement correct n’a pas été très mis en avant. Peut-être parce que le roman ne prend pas du tout de position claire sur cette question, il analyse les attitudes des personnages, Helen et Levon. Levon est musicien de jazz et officier dans l’armée arménienne, pour lui, défendre son pays par les armes est une évidence. Helen s’en irrite, car elle rejette par principe la violence armée. En temps de paix, on parvient à proscrire la guerre, tout en acceptant la possibilité de l’autodéfense durant un conflit. Dans le monde d’Helen (c’est-à-dire l’Allemagne ou l’Europe occidentale), on a longtemps abordé cette contradiction intérieure comme on jugerait moralement un tyrannicide : avec distance et de façon purement théorique. Mais dès que l’autodéfense armée devient une réalité que l’on accepte, il apparaît plus difficile de proscrire la guerre. Il en résulte une situation paradoxale qui est difficile à supporter.
NAM : Dans cet ouvrage, il est aussi question de restauration de livres et de sauvetage d’un patrimoine universel. Pourquoi votre héroïne répare-t-elle une Bible ?
K. P. : La Bible n’est pas du tout un objet religieux, mais un artefact artistique qui doit être préservé de la dégradation. Moi-même, j’ai pu assister à des cours dans l’atelier de restauration du Matenadaran, et j’ai été fascinée par le travail qui y est effectué, mais aussi par l’aura qui se dégage des livres anciens. Ces objets sont des supports matériels de la mémoire immatérielle, car la réécriture de nombreuses bibles arméniennes raconte les histoires des familles qui les ont possédées. Cela m’a beaucoup inspiré. Chaque main par laquelle un de ces livres est passé a perpétué son histoire – sur la couverture usée, dans les taches sur le papier, dans les gribouillis sur le bord des pages et dans l’humidité avec laquelle les doigts ont été mouillés pour tourner les pages.
NAM : Votre père est d’origine arménienne, votre mère russe. Que signifie pour vous être arménienne ?
K. P. :C’est une question très difficile. J’ai passé cinq ans à écrire ce livre et j’ai voyagé plusieurs fois en Arménie et en Turquie pour y répondre, peut-être, avec ce roman.
M.A.P.