La force des faits, par René Dzagoyan

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Dans quelques jours, paraîtra dans les Nouvelles d’Arménie Magazine une Libre Opinion signée par l’auteur de ces lignes, où l’on lira qu’une invasion de l’Ukraine par les armées de Poutine était invraisemblable. Cet auteur s’est trompé. L’invraisemblable s’est produit. On supposait aussi dans cette chronique que toute politique est fondée sur une certaine rationalité. L’auteur méconnaissait la réalité. La décision de Poutine d’écraser l’Ukraine démontre que la rationalité peut être absente de la politique. Dans cette Europe enfin apaisée du XXe siècle qui aura connu deux guerres mondiales et deux génocides, on croyait le pire banni à jamais. L’auteur de cette Libre Opinion a oublié les leçons du passé. En politique, le pire est toujours possible. Pourtant, tous les indices étaient là pour indiquer que l’invasion de l’Ukraine était programmée depuis longtemps, les troupes massées dans le Donbass à l’est, les blindés déployés en Biélorussie au nord, les navires de guerre croisant au large de la Crimée au sud. Les rudiments de la stratégie apprennent que lorsqu’on se prépare à la guerre, en général, c’est pour la faire. Mais quand le désir de paix devient trop grand et que l’avenir est trop difficile à supporter, on préfère détourner le regard, se bercer de ses illusions et cesser de regarder les faits en face. Croire à tout prix en la paix suppose toujours un certain aveuglement.

Pourtant, l’histoire ne manque pas d’exemples d’aveuglement volontaire, à commencer par Chamberlain qui, après sa rencontre avec Hitler et Mussolini, au retour de Munich, le 30 septembre 1938, proclamait, en agitant dans l’air un pseudo accord, « I believe it is peace for our time ». Six mois, après, Hitler envahissait la Tchécoslovaquie. Ni la France, ni le Royaume-Uni ne se sont portés au secours de cette fragile république naissante dont ils s’étaient déclarés les protecteurs. Pourtant le Führer avait depuis longtemps détaillé ses plans dans son livre-programme « Mein Kampf ». La Grande-Bretagne et la France lâchèrent la Tchécoslovaquie. L’Europe, qui voulait tant la paix, cessa de regarder les faits en face. On connait le prix de cet aveuglement.

Lâcher un pays devant le danger n’est pas, hélas, l’apanage de l’Europe. En 2001, après le départ des troupes soviétiques d’Afghanistan, les forces de l’OTAN mirent fin au régime des talibans et instaurèrent un régime destiné à être un exemple de démocratie pour les pays musulmans. Ceux qui s’étaient indignés de la destruction des statues des Bouddha de Bâmiyân y ont vu un retour à une paix durable, jusqu’à ce que, las de maintenir à bout de bras un pays si lointain et si peu rentable, en 2020, les défenseurs de la démocratie décidèrent de retirer leurs chars du pays des Cavaliers. Le lundi 12 juillet 2021, le général Austin Scott Miller, chef des forces américaines et de l’OTAN, abandonna Kaboul à son sort. Le 30 août 2021, la journaliste française Justine Vincent écrivait dans Le Monde ; « Leur décision de retirer les troupes d’Afghanistan après vingt ans de présence et 1 000 milliards de dollars de dépenses a, elle aussi, sonné comme un avertissement en Ukraine : le soutien des Etats-Unis n’est ni éternel ni inconditionnel, l’intérêt national américain prime. « La débâcle afghane signifie-t-elle que les Etats-Unis peuvent également abandonner l’Ukraine un jour ? », s’interroge la presse locale. […]. La réponse ne fait en revanche pas de doute aux yeux de Moscou, que la débâcle américaine place en position de force. » Prémonition ? Juste et triste lucidité ? Tout est dit dans cet article six mois avant l’invasion. Mais quand on veut croire en la paix à tout prix et que la réalité fait trop peur, on préfère ne pas regarder les faits en face.
Tout comme jadis Chamberlain, les chefs d’Etat de l’OTAN, soupçonnant pourtant la future invasion, ont bien certifié à l’Ukraine qu’ils étaient prêts à se battre pour elle. Le jeudi 9 décembre 2021, dans un entretien téléphonique, Joe Biden assurait le président ukrainien Zelenski, de son « engagement indéfectible pour la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ». Le lendemain, 10 décembre, le président Macron réaffirmait « sa détermination à préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale de Kiev ». Enfin, trois jours après, le 13 décembre, Downing Street déclarait à son tour « Le premier ministre a souligné l’attachement du Royaume-Uni à l’intégrité et à la souveraineté de l’Ukraine, et a prévenu que toute action de déstabilisation constituerait une erreur stratégique qui aurait des conséquences importantes ». Paroles martiales tout à fait propres à rassurer le président ukrainien, qui, le 2 février, tweetait en réponse « Grand Merci à @BorisJohnson et le peuple britannique pour leur assistance et soutien. Avec votre aide, l’Ukraine va résister. » Avec tant d’amis à ses côtés, le président ukrainien pouvait dormir sur ses deux oreilles. Et l’auteur de ces lignes tout autant, parce que la crainte de la guerre empêche souvent d’entendre le bruit des bottes et de voir des faits tels qu’ils sont.
Mais hélas, les faits sont incontournables. Le 25 février 2022, dans une vidéo, un jour après l’invasion, le président Zelenski regrettait le refus de la communauté internationale d’envoyer des troupes en soutien à son pays. Pour le chef de l’État ukrainien, Kiev a été « laissée seule » face à l’armée russe. Beaucoup pourraient certes lui reprocher sa myopie politique, la terre entière même… sauf les Arméniens. Un de nos leaders de parti politique traditionnel en France disait récemment que pendant vingt longues années les gouvernements arméniens successifs auxquels participait son propre parti avait vu l’Azerbaïdjan, grâce à son pétrole, s’équiper jusqu’aux dents avec des armes à la pointe de la technologie, pendant que l’armée arménienne, faute d’hydrocarbure, restait désespérément sous-équipée. C’était très exactement observé. En effet, pourquoi équiper le soldat arménien, alors qu’un seul rugissement de l’Ours du Kremlin, nous disaient les dirigeants de Erevan, stopperait net les velléités de Bakou et d’Ankara. Croire en un sauveur était plus commode que se confronter aux faits, c’est-à-dire à sa faiblesse et à sa solitude. La guerre des 44 jours les a amèrement ramenés à la dure réalité. Nous aussi. L’Ukraine a cru que les pays de l’OTAN viendraient à son secours ? L’Arménie a cru aussi que la Russie la protègerait. Les Ukrainiens sont seuls à se battre dans les rues de Kiev ? Les Arméniens sont seuls à se battre aux frontières du Syunik. Les nations qui croient qu’elles seront sauvées par le Cavalier Blanc oublient trop souvent que c’est celui de l’Apocalypse. On finit toujours par payer au prix fort l’oubli des réalités.
Alors qu’adviendra-t-il de l’Ukraine ? Après la si commune erreur commise dans la Libre Opinion du prochain numéro des NAM, l’auteur de ces lignes se gardera bien de quelque pronostic. Un fait est pourtant évident. Le budget de l’armée russe est dix fois moindre que celui de l’armée des Etats-Unis. Alors d’où la Russie tire-t-elle sa force ? Les pays de l’OTAN qui, de toute évidence, ne sont pas pressés de croiser le fer face avec le Khan moscovite, calibreront leurs actions en fonction de leurs généreux principes, soigneusement pondérées par le prix du gaz, la cote du brut et la valeur du quintal de blé. En 1848, un des premiers ministres de la reine Victoria, Lord Palmerston, dit un jour à la Chambre des Communes « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. » Vieil adage souvent oublié, surtout quand, à force de vouloir la paix, comme l’auteur du présent article et de la future Libre Opinion, on oublie la force des faits.
René Dzagoyan

La rédaction
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