La grande interview à NAM de l’historien Hans-Lukas Kieser

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Nouvelles d’Arménie Magazine : Votre tout dernier ouvrage, When Democracy died, qui paraît en anglais et en allemand, porte sur le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, un acte fondateur de la République turque qui marque, cette année, le centenaire de sa création par Mustapha Kemal. Votre biographie de Talaat Pacha*, qui paraît en français cinq ans après une édition anglaise puis allemande et turque, n’a-t-elle pas aussi sa place dans ce contexte jubilaire, pour souligner ce que la Turquie moderne doit à l’un des derniers grands vizirs de l’Empire ottoman, qui dispute à Kemal le titre de père fondateur, selon l’une des thèses majeures de ce livre ?
Hans-Lukas Kieser : Oui, Talaat, c’est bien « l’autre fondateur » de la Turquie post-ottomane, le prédécesseur immédiat d’Atatürk. Il représente la face sombre, génocidaire, de la fondation de l’Etat-nation turc. Le processus de fondation commence en 1913 avec la dictature du parti unique, le Comité Union et Progrès (CUP) sous l’autorité de Talaat. Bien qu’il soit mort en 1921, dans les circonstances que l’on connaît, il est omniprésent dans la nouvelle Assemblée nationale qui vit le jour à Ankara à l’initiative de Kemal et à la Conférence de Lausanne, tant sur le plan idéologique – par la conception d’une Anatolie exclusivement turque et musulmane – que sur le plan politique, avec les dizaines de ses anciens collaborateurs qui occupent des postes gouvernementaux dans la future capitale.
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NAM : Ce livre, très richement documenté, vient combler un manque, aucun travail universitaire sérieux, précisez-vous, n’ayant été consacré à cette figure majeure et sombre de l’histoire turque et mondiale qu’est Talaat. Comment l’expliquez-vous et comment vous-même avez-vous pu le mener à bien, notamment pour l’accès aux sources et archives en Turquie, dont vos précédentes publications heurtent le dogme établi du déni ?
H.-L. K. : La Conférence de Lausanne voulait tirer un trait sur la phase précédente, c’est-à-dire la décennie de guerre, d’expulsions et de génocides entre 1913 et 1922. Elle a explicitement opté pour l’oubli et l’euphémisme historiques. Ce choix diplomatique a pesé tout au long du reste du XXe siècle, y compris dans les milieux universitaires, en Turquie bien sûr, mais aussi ailleurs. Toutefois, la phase relativement libérale esquissée en Turquie dans les années 2000 et au tout début des années 2010 a donné accès à de nouvelles sources, parmi lesquelles le journal complet de Cavid Bey, que j’ai cité d’ailleurs tout au long de cet ouvrage, et celui du cheikh al-islam Mustafa Hayri. L’élaboration de cette biographie de Talaat a été un long processus, qui a commencé quinze ans avant sa publication.

NAM : Le titre, qui présente Talaat dans toute son ambivalence, est éloquent : pour jeter les fondations de la Turquie moderne, il a élaboré une architecture de destruction d’un peuple de cet Empire ottoman dont il tenait les rênes. La destruction et la haine des minorités attisée jusqu’au génocide seraient-elles liées structurellement à sa politique et au-delà, font-elles « partie de l’ADN » de la Turquie ?
H.-L. K. : Plutôt qu’ADN je ferai appel à un concept clé, celui de bouc émissaire, dont le choix comme victime expiatoire vise à exorciser la violence intestine d’une communauté et à la ressouder quand elle menace de se fissurer. Ainsi, l’Anatolie pluriethnique aura été la victime de ce meurtre sacrificiel fondateur d’une communauté qui se dote d’un narratif national justificateur, appuyé sur un « foyer national turc » édifié au dépend des Arméniens et autres composantes ethniques. Il s’agit là d’un mécanisme archaïque – exploré et conceptualisé notamment dans les travaux de l’anthropologue René Girard – mais qui reste opératoire dans l’histoire moderne s’il n’est pas radicalement battu en brèche par une constitution fondamentalement démocratique.

NAM : Vous bousculez bien des idées reçues, notamment en accordant à Talaat la prééminence sur Enver et Cemal dans ce triumvirat dont on dit qu’il présida aux fins ultimes de l’Empire ottoman durant cette décennie cruciale inaugurée par la Révolution jeune turque de 1908 et conclue par la défaite dans la Première Guerre mondiale. Comment ce petit employé des postes originaire des Balkans ottomans, autodidacte, a-t-il pu prendre les rênes de l’Empire et asseoir son hégémonie et celle de son parti, le CUP ?
H.-L. K. : Talaat s’est entièrement identifié au Comité Union et Progrès qui est devenu son foyer, son chez-soi et où il a servi de la base jusqu’au sommet en en gravissant les échelons. Organisateur, réseauteur et communicateur du CUP à Salonique en vue de la Révolution Jeune-Turque, il entra dans le Parlement en 1908 et devient ministre en 1909. Ayant grandi dans un environnement familial féminin, tel un « coq dans le poulailler », autrement dit affranchi de la figure paternelle incarnant l’autorité telle qu’on la concevait dans cette société très patriarcale, il avait peut-être de bonnes prédispositions psychologiques pour devenir le chef ! Parmi ceux qui aspiraient à diriger au sein du CUP, il était sans nul doute, l’histoire le prouvera, celui qui savait le mieux comment prendre et conserver le pouvoir, en recourant à la séduction, à l’intimidation, à la manipulation, sans rechigner à partager les soucis, les larmes, et à distribuer les récompenses, pourvu qu’il puisse atteindre son but. Le nouvel élan idéologique de cet ethno-nationalisme impérial que lui a insufflé son nouvel ami Ziya Gökalp lui a finalement donné l’assurance dont il avait besoin vis-à-vis des éminences plus âgées, plus expérimentées et plus éduquées au sein du comité.

NAM : Ce révolutionnaire de droite, tel que vous qualifiez Talaat, était « marié à sa cause ». Les Arméniens, et les autres minorités chrétiennes, et non chrétiennes d’ailleurs, victimes de sa politique, savent que ce sera pour le pire. Mais, osons l’uchronie, cela aurait-il pu être pour le meilleur, lors de la Révolution jeune turque, porteuse de tant d’espérances pour les peuples de l’Empire, à commencer par les Arméniens ?
H.-L. K. : Dans le contexte de 1908, une issue plus constructive et moins calamiteuse que celle qui s’est produite était certainement envisageable. Le rôle néfaste des puissances de l’époque, pour le moins passives, doit ici être souligné. Si notamment la Grande-Bretagne (qui jouissait alors de beaucoup de crédit auprès du CUP) s’était investie plus activement pour la solution de la lancinante question agraire arméno-kurde, la « domestication constitutionnelle » du jeune homme qu’était alors Talaat aurait peut-être pu réussir et la révolution de 1908 aurait pu tenir ses promesses, dont les massacres d’Arméniens à Adana en 1909 feront très vite douter. On peut comparer la situation un peu à celle de la Turquie cent ans plus tard : si l’Union européenne avait eu la volonté et la capacité « d’embrasser fort » la Turquie au début des années 2000, Erdogan ne serait peut-être pas devenu l’autocrate qu’il sera dix ans plus tard.

NAM : Un de vos concepts clés est que la guerre est le nerf de la politique foncièrement violente de Talaat et qu’elle se mène sur deux fronts, extérieur et intérieur. Le civil qu’il était éprouvait-il une fascination, doublée d’un complexe, envers l’armée, et la guerre menée sur le front intérieur, contre minorités et opposants, est-elle toujours, pour lui, une sorte de compensation de l’échec subi sur le front extérieur ?
H.-L. K. : Talaat n’avait pas d’admiration particulière ni de complexe d’infériorité vis-à-vis des militaires. Dès l’époque où il a agi dans la clandestinité, il savait comment communiquer avec les militaires et entrer dans leurs bonnes grâces. Après avoir résolument opté pour le bellicisme à partir de l’automne 1912, on le voit s’intéresser de près aux affaires militaires, notamment pour ce qui concerne les Balkans, Gallipoli, les provinces orientales et le Caucase. Pourtant, son « pré carré » et sa priorité, en sa qualité de ministre de l’intérieur, une fonction qu’il a d’ailleurs tenu à conserver des années durant, ce qui n’est pas anodin, c’était ce front intérieur, érigé contre les concitoyens non-turcs en Anatolie. C’est sur ce front, lors d’une guerre qu’il concevait plus totale que ses homologues européens, qu’il voulait « gagner » et qu’il a su le faire.

NAM : Vous présentez Talaat comme un joueur invétéré en politique : c’est sur un pari hasardeux aussi qu’il aurait fait entrer l’Empire en guerre aux côtés de l’Allemagne. Même le génocide qu’il a perpétré sous couvert de la Première Guerre mondiale et avec la complaisance coupable de son allié allemand aurait une part d’improvisation. Pensez-vous que, hanté par la perspective d’une perte inéluctable de l’Empire, il ait pu se laisser emporter dans une fuite en avant mortifère ?
H.-L. K. : Chez Talaat, il s’agit dès l’automne 1912 d’une fuite en avant vers la guerre, qui en passe par la persécution intégrale des chrétiens ottomans. Mais si elle doit en partie au hasard et à l’improvisation, c’est une fuite calculée, qui se donne l’objectif minimal d’établir le Türk Yurdu (foyer national turc) en Anatolie. Je dis bien minimal car il rate entièrement le but maximaliste, à savoir restaurer et élargir l’empire dont le Türk Yurdu aurait constitué le centre.
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NAM : Ce génocide a nécessité une architecture que Talaat revendiquait comme sa grande œuvre, fondatrice du « foyer national turc » en Anatolie. Comment a-t-il conçu une telle architecture, dont vous soulignez qu’il en contrôlait toutes les étapes, avec son précieux outil, le télégraphe ?
H.-L. K. : L’expérience de la défaite dans les guerres balkaniques et de l’expulsion de centaines de milliers de musulmans arrivés vers Istanbul fin 1912, les muhacir, a contribué à l’idée d’une ingénierie démographique à grande échelle dirigée contre les chrétiens anatoliens. L’expulsion de 200 000 Rûm de Thrace orientale et de la région d’Izmir s’est avérée une éclatante réussite aux yeux du CUP dans les mois qui ont précédé la Grande Guerre. Elle a engendré un premier savoir-faire dans l’art de la destruction, et aussi la confiance qu’on pourrait le mettre avec succès au service d’un programme à plus grande échelle, sans avoir à craindre d’éventuelles répercussions. En 1915, il ne s’agit alors plus seulement d’une réaction excessive à l’humiliation subie dans les Balkans ou de la nécessité d’implanter dans ce nouveau foyer turc en gestation les muhacir, mais de la réalisation proactive et génocidaire d’un nouveau projet. Ce sont les fameux télégrammes de Talaat, d’avril 1915 notamment, qui en seront les sinistres vecteurs.

NAM : Vous mettez la focale sur Gökalp, mentor idéologique dont on aurait sous-évalué le rôle. On a le sentiment que, plus que le trumvirat, c’est le tandem Talaat-Gökalp qui était aux commandes de l’Empire. Le théoricien Gökalp a-t-il été l’élément dominant, en fixant le cap au pragmatique Talaat, dont la praxis était soumise tant aux aléas politiques qu’aux variations d’un psychisme que l’on pourrait qualifier de bipolaire ?
H.-L. K. : Je ne dirais pas bipolaire, car les crises psychiques qu’il a traversées, concomitantes le plus souvent aux crises politiques, restent circonscrites aux années 1910-12. Quand on étudie en profondeur ce tandem, ce qui ressort c’est une interaction intense et soutenue entre Talaat et Gökalp durant la période de dictature du CUP, dans les années 1913-18, avec un efficace partage des rôles. Gökalp, idéologue, et Talaat, dirigeant, forment alors le « duumvirat » à la tête de l’empire national turc en guerre. Talaat est le politiquement dominant, Gökalp l’idéologiquement dominant.

NAM : Pensez-vous que sous l’influence de Gökalp, qui prophétisait l’avènement du mythique Touran, nouvel empire appelé à s’étendre, de l’Anatolie turco-musulmane aux provinces turcophones de l’Empire russe ennemi à abattre, Talaat se soit résigné à la disparition de l’Empire ottoman, et que cet impérialisme messianique a été déterminant dans son obsession pour le Caucase russe et l’Azerbaïdjan, contrariée là encore par l’élément arménien ?
H.-L. K. : La réorientation est partielle, non pas totale. Il y a bien sûr la nouvelle dimension du Touran qui motive l’expansion dans le Caucase et au-delà, à partir de laquelle Gökalp va forger un messianisme politique (touranisme). La prétendue grandeur raciale, historique et civilisatrice de la turcité nourrit ce touranisme panturquiste. Mais pour Talaat et le CUP, il s’agit tout autant de restaurer l’Empire ottoman, comprenant l’Égypte et une partie des Balkans, et de prendre pleinement possession de l’Anatolie sur le plan démographique, économique et culturel. Et Istanbul reste le centre de gravité impérial.

NAM : L’idéologie de Gökalp allie nationalisme et islam. Talaat a-t-il fait de l’islam le fer de lance de son nationalisme ?
H.-L. K. : Pas vraiment, il faut nuancer. D’une part, pour les élites, notamment militaires, le fer de lance, c’est ce nationalisme turc teinté de touranisme. Pour la plupart d’entre elles, même si beaucoup le passeront plus tard sous silence, leur nationalisme est alors pan-turquiste et intègre la chimère gökalpienne du Touran. D’autre part, pour le peuple, le fer de lance c’est le jihad et la lutte pour le sultanat-califat et en son nom. Le CUP s’est donc servi des deux registres en fonction des destinataires : l’islam et le turquisme.

NAM : L’alliance du nationalisme turc et de l’islam remet en cause la conception traditionnelle de l’oumma, la communauté des croyants, telle que le sultanat-califat d’Abdülhammid prétendait encore l’incarner. Pensez-vous que l’ümmet (oumma) de guerre prôné par Talaat, s’il a été suivi en Anatolie, a été contre-productif dans le Moyen-Orient ottoman, les Arabes musulmans ne se reconnaissant plus dans un sultanat-califat turcisé ?
H.-L. K. : Bien évidemment, ces nouvelles orientations ont été à l’origine de ruptures, que les historiographies arabes post-ottomanes reflètent d’ailleurs clairement, quoique pas dans la même mesure pour tous les groupes sunnites non-turcs. Mais c’est plutôt non car il faut garder en tête qu’un grand nombre de musulmans non-turcs ne prennent vraiment leurs distances avec la Turquie qu’après la Conférence de Lausanne et l’abolition du califat qui l’a suivie de peu.

NAM : Concernant le Moyen-Orient, vous faites un zoom sur « Talaat, les juifs et le sionisme en Palestine », comme vous l’avez fait pour Gökalp et son Touran. Comment justifiez-vous la mise en perspective de deux mythes fondateurs, Sion et Touran : deux terres promises, deux formes de nationalisme aussi ?
H.-L. K. : Bien qu’il s’agisse de nationalismes nés tous deux durant la « Belle Époque » européenne et ayant de fortes connotations religieuses et ethniques, ce que je mets en relief c’est autant leurs divergences que leur parenté. C’est le désir de survie et d’autodétermination dans un petit « chez soi » étatique exprimé par un petit peuple, en très grande partie diasporique et accablé par une longue histoire de répression et de mépris, que je mets en contraste avec la volonté d’élites impériales, effrayées de voir s’ébranler leur monde et décidées à préserver leurs positions dominantes quitte à se réinventer à la tête d’une ethno-nation sur un territoire impérial réduit. Pour en venir aux points communs entre ces deux ethno-nationalismes post-ottomans, le plus important est le défi qui consiste à s’entendre sur un contrat social vraiment démocratique et à codifier celui-ci dans une Constitution digne de ce nom. La paix intérieure en dépend dans les deux pays ; elle n’est assurée ni dans l’un et l’autre.

NAM : Vous mettez en regard, dans un autre parallèle tout aussi singulier et qui pourrait prêter à controverses, les Arméniens et les Juifs ; on rapproche généralement leurs destins par le biais du génocide en oubliant trop souvent qu’ils sont les protagonistes d’une même histoire, celle de l’Empire ottoman finissant, qui en sera la tombe pour les Arméniens, le berceau si l’on peut dire, pour les Juifs. Pourquoi Talaat a-t-il épargné les juifs ottomans, dont certains dites-vous ont été complices de ses exactions contre les Arméniens ?
H.-L. K. : Comme le livre l’explique clairement, la Palestine n’avait pas la même importance pour Talaat que l’Anatolie et le Sud Caucase, mais elle lui servait de gage. Il a traité les juifs européens à Istanbul (les sionistes, notamment Alfred Nossig) et ottomans (dont Emmanuel Carasso, Nissim Mazliah et Haim Nahum) en « juifs de cour » qu’il protégeait pour leurs bons et loyaux services. Parmi eux, il y en a eu toutefois quelques-uns que l’on peut qualifier de complices du génocide dans la mesure où ils excellaient dans la propagande du régime, y compris du déni des crimes qu’il a perpétrés. Certains, comme Nossig, qui sont allés jusqu’à proposer d’installer les juifs de Pologne en Asie mineure à la place des Arméniens qui en avaient été expulsés, peuvent effectivement être tenus pour des complices.
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NAM : Talaat a-t-il manifesté quelque complaisance envers le nationalisme juif en Palestine et au-delà, envers le mouvement sioniste, et si tel était le cas, iriez-vous jusqu’à dire qu’il s’est servi de la question juive et de l’immigration des juifs d’Europe en Palestine pour régler la question arménienne ?
H.-L. K. : Si Talaat avait très bien saisi tout le crédit que pouvait lui valoir, en Occident, le fait de passer pour un ami des juifs et du Yishouv, le foyer national juif, il n’a pour autant jamais accordé son soutien au projet sioniste d’auto-détermination qu’il voulait anéantir lui aussi, au nom d’un pouvoir centralisé impérial. Donc, je ne parlerai pas de complaisance. Oui, il s’est servi de la question juive dans la mesure il s’est servi d’une image positive vis-à-vis d’elle qui lui servait de « paravent diplomatique » durant l’exécution du génocide des Arméniens. Par ailleurs, sa focalisation meurtrière sur la cible chrétienne en Anatolie a préservé les juifs en Palestine de mesures exterminatrices.

NAM : Finalement, entre Touran, qui dotait les Turcs d’un « foyer national », et Sion, auquel la Déclaration Balfour donnait forme, jetant les fondations du futur État d’Israël, les Arméniens, arrachés de leurs terres ancestrales, peuvent être considérés comme les grands perdants de cette histoire. Talaat ne voulait-il pas prendre le peu qu’il leur restait, en pactisant avec les Bolcheviques ?
H.-L. K. : Oui on peut considérer les Arméniens comme les grands perdants. Lors de la Déclaration Balfour de 1917, Londres promet aux Arméniens l’indépendance, mais, à cette époque, n’accorde pas au Caucase la même importance stratégique qu’au Moyen-Orient. Qui plus est, la Conférence de Brest-Litovsk de mars 1918, au terme de laquelle Talaat conclut une paix avantageuse avec les nouveaux maîtres bolchéviks de la Russie, fait renaître les espoirs touranistes. Pour résumer, au printemps 1918, pour Talaat et Enver, la toute nouvelle République d’Arménie représente une entité qui doit être combattue, sinon rayée de la carte, pour conjurer la menace d’une république constituée de chrétiens liés à l’Occident. En outre l’alliance du nouveau gouvernement d’Ankara avec Moscou contre le Traité de Sèvres est en germe depuis l’été 1920, et si elle n’empêche pas certes la survie d’une Arménie sous tutelle soviétique, elle permettra néanmoins aux Turcs de conserver une bonne partie des acquis et gains territoriaux du Traité de Brest-Litovsk. Moscou et Ankara qui éprouvent aussi un même dédain pour la Société des Nations constituée à Genève et les nouveaux « petits États », « créations » du système de paix Paris-Genève, comme l’Arménie, se partagent dès lors le Sud-Caucase.

NAM : La débâcle des puissances centrales n’a pas permis au Grand Vizir Talaat de capitaliser sur ce baroud d’honneur que fut Brest-Litovsk, et a ruiné les espoirs d’un nouvel élan vers le Touran nés avec la fin de l’Empire tsariste. Il quittera la scène furtivement à l’automne 1918, fuyant Istanbul avec Enver, Cemal et tant d’autres. Mais il a été très actif durant son exil à Berlin, créant des liens avec le gouvernement d’Ankara de Kemal, en lutte contre le dernier sultan. Dites-nous comment il a été alors l’artisan d’une continuité avec la future Turquie, une thèse majeure de cet ouvrage ?
H.-L. K. : Atatürk accomplit la turquisation de l’Asie Mineure que Talaat a brutalement et radicalement mise en œuvre. Talaat a en quelque sorte mis en chantier une modernisation et des réformes que Kemal accomplira de façon radicale, en réduisant notamment le rôle de l’islam (« laïcisation »). Malgré la fin de l’empire et de l’islam impérial, la continuité idéologique est indéniable et s’exprimera avec force. La notion gökalpienne de la nation, que loin de renier, Kemal épouse avec et après Talaat, rejette le contrat social démocratique négocié. Elle prône le règne d’un leader charismatique d’une nation prédéterminée par la race, la religion, la culture et la langue. Dans la pratique, c’est la continuité assurée par les cadres, particulièrement des jeunes collaborateurs de Talaat qui occuperont des positions importantes dans le gouvernement d’Ankara. Cette continuité est aussi attestée par les échanges épistolaires entre le Grand Vizir déchu et son successeur de fait à Ankara qui expriment sans équivoque une solidarité mutuelle et un consensus politique fondamental.

NAM : L’assassinat de Talaat par Soghomon Tehlirian le 15 mars 1921 à Berlin, pas plus que sa condamnation par contumace, par la justice d’Istanbul, n’ont mis fin à l’influence « toxique » de celui que vous présentez comme le précurseur des fascistes européens. Comment comprendre la persistance de cette influence, en Allemagne surtout, où le procès de Tehlirian sera pourtant celui, en creux, de la Turquie de Talaat ?
H.-L. K. : L’Allemagne se montre divisée lors du procès. Si les conservateurs et la droite d’une manière générale, jusqu’à l’extrême droite, y compris le mouvement nazi naissant, sont ouvertement pro-Talaat, les composantes les plus libérales de la société allemande saluent la condamnation implicite du crime contre l’humanité et de son architecte qui se lit derrière le verdict d’acquittement de Tehlirian. La droite extrême qui, comme nous le savons, accédera au pouvoir douze ans plus tard, multiplie les références à l’ancien allié turc présenté comme un modèle à suivre ainsi qu’aux « méthodes turques » à adopter, surtout après la victoire militaire du gouvernement kémaliste d’Ankara en 1922 et le triomphe de la diplomatie révisionniste une année plus tard à Lausanne.

NAM : Avec votre confrère Stefan Ihrig, vous soulignez que Talaat a été un modèle pour l’Allemagne hitlérienne. Les liens semblent à ce point établis que Géo consacrait un dossier en 2019 à Talaat, présenté comme le « Hitler turc ». Souscrivez-vous à une telle formulation ?
H.-L. K. : Cette formule me gêne car elle témoigne d’un anachronisme trompeur. Talaat vient avant, non pas après Hitler, et dans un autre contexte européen et global, et cela fait toute la différence. Ce sont deux personnalités bien différentes aussi à bien des égards, l’un « grand » orateur électrisant les foules, l’autre komitadji et réseauteur agissant en sous-main. Talaat présentait sans doute sur Hitler l’avantage de pouvoir se réorienter en fonction des situations nouvelles et de s’y adapter, en acceptant de se limiter à des objectifs minimaux (préserver et consolider le seul foyer anatolien Türk Yurdu), quand les objectifs maximaux (l’empire restauré et élargi au Touran) échouent. Mais, le Talaat d’après 1912, Hitler, Mussolini et encore Staline offrent bien des similitudes, par leur mépris commun de la démocratie libérale, l’imposition de la dictature du parti unique et le recours à la violence révolutionnaire et de masse. Je préciserai que c’est le mépris affiché, assumé et traduit par des actes extrêmes pour les groupes minoritaires et individus les plus faibles, qui réunit et caractérise ces hommes assoiffés d’un pouvoir impérial, fascistes et totalitaires.
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NAM : L’héritage de Talaat dans la Turquie kémaliste semble plus évident encore, même s’il est assumé avec ambiguïté. Pourquoi cette ambiguïté, alors que Kemal lui-même admettait que sa politique « reposait sur les épaules de Talaat » ?
H.-L. K. : Probablement par ce que le crime est trop grand pour ne pas peser de tout son poids, celui du silence. D’autre part, les kémalistes et Atatürk lui-même, en tant que révolutionnaires, ont exigé de « remettre les compteurs à zéro ». Il leur fallait donc absolument minimiser la réalité de cet héritage tout en concédant prudemment ce qu’ils devaient à Talaat, sans bien sûr pouvoir l’assumer.

NAM : Le rapatriement de la dépouille de Talaat de Berlin à Ankara, outre qu’il a réconcilié officiellement la Turquie avec Talaat, a illustré une certaine connivence avec l’Allemagne nazie. Pourquoi la Turquie n’a-t-elle pas renouvelé une alliance avec son ancien partenaire de guerre, contre notamment son voisin soviétique, dont la menace la conduira d’ailleurs, après la guerre, à se ranger dans le camp occidental ?
H.-L. K. : Il y avait beaucoup de sympathie pour les Nazis parmi les fonctionnaires, les intellectuels et les journalistes proches du pouvoir, et le rapatriement de la dépouille de Talaat, en 1943, l’a largement montré et a même renforcé cette tendance. Mais le président turc de l’époque Ismet Inönü s’en est tenu à l’orientation politique établie à Lausanne où il était le chef de la délégation turque. À Lausanne, Ankara avait renoué avec les puissances occidentales. Cette orientation s’approfondira dans les années suivantes pour devenir stratégique avec la menace soviétique qui se fait plus pressante après 1945.

NAM : En intégrant le camp atlantiste, la Turquie n’a pas rompu avec l’héritage de Talaat, au contraire. L’influence de Talaat s’y fait sentir de manière moins insidieuse avec Erdogan, dont le parti islamiste AKP avait pourtant, rappelez-vous, suscité bien des espoirs, par sa remise en cause du kémalisme. Qualifié de « sultan néo-ottoman » pour ses ambitions impériales, Erdogan, en accordant la primauté au nationalisme turc sur l’islam, et en affichant des visées panturquistes, notamment au Caucase, au détriment encore des Arméniens, ne se pose-t-il pas en digne héritier du grand vizir « néo-ottoman » Talaat ?
H.-L. K. : Erdogan a très clairement renoué avec la Turquie d’avant 1923, Il a cultivé et exploité la nostalgie du sultanat-califat ainsi que les frustrations que Lausanne et le kémalisme avaient infligées à l’islam impérial turc. Mais du fait de l’ambiguïté que j’ai déjà mentionnée et des mauvais souvenirs que les islamistes turcs ont gardés d’un CUP qui se voulait et qui, d’une certaine manière était, il faut le souligner encore, moderniste, Erdogan ne se pose pas en héritier de Talaat, mais bien plutôt d’Abdülhamid et d’autres sultans avant lui. Dans sa pratique du pouvoir, pourtant, son régime partisan, clientéliste et corrompu a beaucoup à voir avec la politique de Talaat.

NAM : Cette dernière question s’adresse au citoyen suisse, spécialiste du monde ottoman et de la Turquie. Comment vivez-vous la commémoration à venir, sur les rives du Leman, du centenaire du traité de Lausanne, dont votre pays semble s’enorgueillir ?
H.-L. K. : Je ne crois pas que le pays s’en enorgueillisse ! La grande majorité de mes concitoyens n’en sait plus rien, même à Lausanne… Il est possible que les événements qui vont émailler cette commémoration changent la donne, qui sait ! Ces manifestations, au nombre desquelles figure une riche exposition au Musée Historique de Lausanne, s’annoncent très diverses, dans un contexte de polarisation et de tensions. Gageons que ce sera l’occasion de revenir sur des sujets et moments majeurs d’une Histoire qu’il faut fondamentalement repenser.

Propos recueillis par
Garo Ulubeyan et Maral Ulubeyan

Article paru dans NAM 206 – Juin 2023
Abonnement ici

*Talaat Pacha de Hans-Lukas Kieser, ed CNRS, 28 €.

La rédaction
Author: La rédaction

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