La « Nouvelle Arménie » au désespoir du Karabagh ? Par Garo Ulubeyan

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Brisé dans les montagnes du Karabagh par l’humiliante défaite infligée par l’armée azérie en novembre, le rêve d’une Nouvelle Arménie, tel que l’avait porté et incarné Nikol Pachinian depuis mai 2018, est-il finalement réapparu le 20 juin dans les urnes ? Rien n’est moins sûr : si Pachinian l’a emporté, au terme d’une campagne violente qui a semblé polariser le paysage politique entre « démocrates » zélateurs d’un Etat de droit et « nationalistes » prônant un Etat fort arcbouté sur la défense du Karabagh, il doit sa victoire moins à l’adhésion des électeurs, qui ne se bercent plus guère d’illusions sur cette nouvelle Arménie, qu’à leur rejet de la vieille Arménie incarnée par son adversaire principal Robert Kotcharian.

Le 26 novembre 2018, Sassoun Mikaelian, alors dirigeant en titre du Contrat civil, parti fondé et dirigé de fait par Nikol Pachinian, qui en fit la cheville ouvrière de sa « révolution de velours » qui le porta au pouvoir le 8 mai, suscitait une levée de boucliers dans le Haut Karabagh comme sur la scène politique d’Arménie, en déclarant que le succès de cette révolution revêtait plus d’importance, dans l’Histoire récente des Arméniens, que la victoire qu’ils avaient remportée au Karabagh dans la guerre contre l’Azerbaïdjan de 1991-94, dans la foulée de cette autre révolution, le Mouvement Karabagh, qui vit renaître l’Arménie indépendante en 1991. Ces propos tenus par son compagnon de route, et de marche, que N.Pachinian, sans les justifier, n’avait pas récusés, les mettant sur le compte d’une rhétorique de campagne électorale propice à des dérives dont il est lui-même coutumier, avaient jeté un froid durable dans les relations avec les autorités du Haut-Karabagh, dont l’indignation fut relayée avec vigueur en Arménie par les tenants marginalisés d’un pouvoir déchu : mais ils n’avaient en rien contrarié la conquête du pouvoir par Pachinian, qui remportait triomphalement et sans surprise quelques jours plus tard, à la tête de l’alliance Im Kayl (Mon Pas), les législatives anticipées du 9 décembre 2018, ancrant sa légitimité de premier ministre sur une large majorité au nouveau Parlement et sur une cote de popularité sans précédent dans une opinion grisée par les espérances portées par sa révolution ainsi confortée.

La polémique n’était pourtant aucunement anecdotique. Elle prend tout son sens deux ans et demi plus tard, alors que les Arméniens, appelés à nouveau aux urnes le 20 juin pour d’autres élections anticipées, dans lesquelles Pachinian remettait en jeu son mandat, dans un contexte tout autre, où l’euphorie de la révolution à fait place à la désillusion et à la résignation imposées par la défaite historique subie lors de la dernière guerre du Karabagh, à l’automne 2020, se sont trouvés placés face à ce choix : la poursuite de la Révolution, matrice d’une « Nouvelle Arménie » promise à un avenir radieux, aujourd’hui assombri par la défaite, ou le soutien inconditionnel à un Karabagh amoindri, projetant sur la vieille Arménie le pâle éclat de vieilles lunes nationalistes … Si l’alternative n’a pas été posée en des termes aussi crus et provocateurs que ceux utilisés en novembre 2018, lors de la précédente campagne électorale, par le proche de Pachinian, elle sous-tend en tout cas la nouvelle séquence électorale qu’a imposée aux Arméniens depuis mai le choc majeur que représentent la capitulation signée par le leader arménien et ses nombreuses conséquences, encore à évaluer d’ailleurs.

Indifférent aux critiques et insultes d’une rue qui le conspue depuis des mois après l’avoir adulé, Pachinian s’est en effet présenté devant les électeurs avec la ferme détermination, d’« acier », comme le marteau emblématique de sa campagne, et non plus de velours, de poursuivre sa révolution, dont la défaite militaire et les pertes territoriales qu’elle a occasionnées au Karabagh ne seraient qu’un intermède malheureux, sinon un incident de parcours, dont il se refuse d’ailleurs à assumer la responsabilité. En face, se dégageant dans une opposition éclectique mais unie dans le même rejet de Pachinian, qu’elle accuse d’avoir trahi les idéaux de sa révolution et avec elle, la nation toute entière, en menant le pays à une défaite certaine, l’ex-président Robert Kotcharian entend incarner un honneur national chevillé au corps meurtri du Karabagh, que l’actuel pouvoir aurait bafoué, avec le sien propre, mis à mal par des séjours répétés en prison où l’ont conduit, depuis août 2018, les accusations de corruption et surtout de violation de l’ordre constitutionnel lors de la répression post-électorale de mars 2008.

Si ces péripéties judiciaires, après avoir défrayé la chronique politique pendant plus de deux ans, donnent l’allure d’un règlement de comptes personnel au duel électoral entre Pachinian et Kotcharian, son ennemi juré, la fracture politique divisant le pays est bien réelle et profonde. D’un côté Pachinian qui, avec son parti Contrat civil, s’engage à poursuivre et mener à bien, quoi qu’il en coûte, les objectifs supérieurs d’une « révolution » à la tête de laquelle il avait mobilisé trois ans avant des foules immenses, ardemment désireuses de changer un système miné par la corruption et le clientélisme, dont les représentants, tenants de l’ancien régime comme autres opposants tous qualifiés de « contre-révolutionnaires », sont désignés comme les principaux adversaires et obstacles sur la voie d’une « Nouvelle Arménie » en gestation. De l’autre, Kotcharian qui, à la tête d’une alliance sommairement baptisée « Hayastan » et aspirant donc à rassembler bien au-delà de ses deux composantes, la FRA Dachnaktsoutioun et le tout jeune parti Renaissance, se pose comme le héraut d’une autre Arménie, bercée du souvenir glorieux de la victoire dans la première guerre du Karabagh, dont il s’attribue en bonne partie les lauriers, comme ceux d’ailleurs de la croissance à deux chiffres que connut l’économie de l’Arménie, sous sa présidence de 1998 à 2008.

Sous la bannière de Pachinian, se rassembleraient les partisans d’une Arménie avant tout soucieuse de démocratie, moderne, tournée vers l’avenir, capable de relever les défis de la globalisation, et dépouillée des scories nationalistes que charrient leurs adversaires politiques, représentants d’un monde ancien voués à disparaître avec les valeurs archaïques qu’ils défendent. Sous celle de Kotcharian, se retrouveraient ceux qui, revendiquant l’héritage d’une longue Histoire nationale riche en actes de résistance, estiment que la nation arménienne est encore capable de cet héroïsme dont elle faisait preuve au début des années 90 encore, au Karabagh, pourvu qu’elle ne soit pas livrée au parti des défaitistes et « capitulards » (kapituliant, en russe) emmené par Pachinian, dont la politique, imprégnée des idées « toxiques » répandues par l’Occident et certaines de ses officines, sape les fondements mêmes de la nation et ses valeurs traditionnelles, la condamnant à la défaite, comme on l’a vu en novembre dernier.

Ainsi donc, la scène politique arménienne serait devenue le théâtre d’un affrontement entre deux camps inconciliables, « anti-nationaux » d’une part, « contre-révolutionnaires » de l’autre… Ce clivage profond, qui semble s’être confirmé dans les urnes le 20 juin, n’a cessé de se creuser tout au long du premier mandat de Pachinian, dont la politique et le discours, peu enclins aux compromis, il faut bien le reconnaître, n’ont pas contribué à en atténuer les effets délétères sur l’évolution politique du pays. L’ancien journaliste d’opposition qui avait embrasé les foules en mars-avril 2018 avec ses slogans anti-corruption, appelant à la fin d’un système oligarchique porté à bouts de bras, pendant deux décennies, par R.Kotcharian et son successeur Serge Sarkissian, tous deux originaires du Karabagh où ils avaient occupé des postes dirigeants, ne semblait pas faire de la défense du Karabagh la priorité de son programme. Les électeurs lui sauront néanmoins grée d’avoir « rendu au peuple » un pouvoir confisqué par le « clan du Karabagh » et ses affidés qui, menacés par un appareil judiciaire en voie de refondation, se poseront toujours plus en victimes d’un nouveau pouvoir qu’ils accusent de vouloir brader le Karabagh et les intérêts nationaux, dont ils se présentent comme les meilleurs sinon seuls défenseurs, harcelés pour cette raison même.

Pachinian s’emploiera certes à corriger cette image, héritée aussi d’un long partenariat politique avec le premier président arménien Levon Ter Pétrossian, qui avait osé affirmer en 1997, que « le Karabagh est un fardeau pour l’Arménie », une phrase qui lui vaudra d’être poussé à la démission par son premier ministre de l’époque, R. Kotcharian, qui sera élu à sa succession l’année suivante. Appelant dès son accession au pouvoir à un retour du Karabagh à la table des négociations avec le président Ilham Aliev, qu’il prétendait avoir fait progresser plus qu’aucun autre de ses prédécesseurs, Pachinian mettra près d’un an à réparer la relation très abîmée avec les autorités du Karabagh, et à restaurer une confiance minée par les suspicions relatives à des concessions territoriales que serait prêt à faire Erevan… et par cette fameuse phrase de S.Mikaelian accordant plus d’importance à la « Révolution de velours » qu’à la victoire dans la première guerre du Karabagh.
Le 5 août 2019, sur la place centrale de Stepanakert où il assistait au lancement des Jeux pan-arméniens, Pachinian prononçait, devant une foule électrisée, un discours enflammé dans lequel il développait sa vision d’une Arménie forte et victorieuse, aux côtés du Karabagh, à l’horizon 2050, et qu’il concluait d’ailleurs par ces mots, qui feront couler beaucoup d’encre – et de sang, selon ses détracteurs- : « L’Artsakh (Karabagh), c’est l’Arménie, un point c’est tout ! ». Si Bakou en tire aussitôt argument pour poser le constat que toute négociation est désormais impossible avec Pachinian, et pour préparer plus activement la guerre, cette profession de foi de solidarité avec le Karabagh ne pacifie pour autant pas la scène politique arménienne, où le pouvoir poursuit avec d’autant plus de fermeté sa lutte contre les tenants de l’ancien régime et leurs partisans que ceux-ci ne pourraient plus prétendre détenir le monopole de la cause nationale. Pourtant, à force de les stigmatiser, de les diaboliser, de les désigner comme ses seuls opposants dans une approche manichéenne du jeu politique, Pachinian, loin de les marginaliser, les a renforcés au sein de l’opposition jusqu’à ce qu’ils s’y confondent. La guerre, et la défaite humiliante qui l’a sanctionnée, leur permettront ainsi de revenir au-devant d’une scène politique plus polarisée que jamais, où ils dénient à Pachinian le droit d’assumer quelque « ambition nationale », pour avoir « trahi » la nation et bradé ses acquis des années 90.

Renvoyé à son fameux « le Karabagh c’est l’Arménie », qui résonnerait a posteriori comme la déclaration de guerre involontaire d’un dirigeant incapable de maîtriser son discours et donc trop impulsif pour gouverner plutôt que comme l’expression d’un soutien sans faille au Karabagh, Pachinian serait à la fois le fauteur de la guerre et l’artisan de la défaite, qui mettrait un point final à sa révolution et à son existence politique selon ses opposants. Pachinian, en retour, renvoyaient ces derniers aux responsabilités de l’ancien pouvoir dans cette guerre qu’il tient pour l’aboutissement logique et inéluctable de deux décennies d’incurie, de corruption et de vaines négociations, et dont il aurait en quelque sorte limité les dégâts, en sauvant ce qui peut l’être du Karabagh arménien, avec l’aide de la Russie avec laquelle il se flatte d’avoir renforcé des relations dont ses adversaires politiques prétendaient là encore avoir le monopole. Le cours de la révolution ne saurait être affecté donc, par les conséquences désastreuses des politiques de ses prédécesseurs.
L’argument semble avoir pesé finalement dans les urnes en faveur de Pachinian. Appelés à choisir entre Pachinian et Kotcharian, les électeurs, du moins les quelque 50 % d’entre eux qui se sont rendus aux urnes, ont opté majoritairement pour la continuité, mais pour autant, avaient-ils encore quelque espoir de voir émerger cette « Nouvelle Arménie » promise par la révolution de velours ? Ils ont moins voté par adhésion à Pachinian, qui a déçu tant de leurs espérances et dans lequel ils peinent à reconnaître cet homme providentiel qui leur promettait un pays nouveau et indépendant, que par rejet de Kotcharian, dont ils doutaient de la capacité à mettre son expertise d’ancien président, qui a toujours ses entrées au Kremlin, au service d’un pays certes ramené 30 ans en arrière par la défaite. Entre un Pachinian dont les lauriers de « héros de la révolution » ont été flétris par la défaite dans la guerre du Karabagh, et un Kotcharian dont les lauriers de « héros de la première guerre du Karabagh » ont été fanés par les suspicions de corruption et autres compromissions, ils ont choisi, sans grand enthousiasme, le premier, qui a pu compter sur le soutien indéfectible du noyau dur de ses partisans mais aussi sur celui de ces Arméniens qui ont pu bénéficier de ses réformes, nombreux surtout parmi ces paysans des régions rurales les plus éloignées d’un Karabagh dont ils se sentent un peu moins solidaires.

Car dès l’émergence du conflit du Karabagh, en 1988, il y avait des Arméniens pour se plaindre des torts qu’il pourrait causer au pays et qui n’étaient pas loin de penser que le Karabagh était « un fardeau pour l’Arménie ». Ce sentiment n’a pas disparu, dans certaines campagnes situées loin de la zone du conflit, mais aussi plus près, par exemple dans la province septentrionale du Tavoush, traditionnellement russophile et peu « nationaliste » (Idjevan, dont est originaire Pachinian, est la première ville d’Arménie à avoir accueilli les Bolchéviques), qui a payé un lourd tribut au conflit arméno-azéri autour du Karabagh et a été régulièrement la cible de l’armée azérie, encore en juillet 2020. Ces Arméniens qui ne se sentent pas vraiment ou directement concernés par le sort du Karabagh, on les retrouve aussi sans doute parmi les trop nombreux électeurs qui se sont abstenus, aux côtés de ceux qui n’ont pas jugé utile de se déplacer dans les bureaux de vote pour choisir entre Pachinian, Kotcharian et les 25 autres partis ou alliances en lice aux élections.
Cette forte abstention, qui semble être une constante du processus électoral arménien, puisqu’elle était à peine moindre lors des précédentes législatives qui avaient porté au pouvoir un Pachinian pourtant au zénith de sa gloire, a sans doute desservi les deux camps, mais elle montre en tout cas les limites de la révolution et la faiblesse endémique de l’offre et de la culture politiques dans la Nouvelle Arménie qu’elle prétend faire naître. Il est à craindre que la composition du nouveau Parlement, partagé entre le parti de Pachinian, qui en contrôle les deux tiers, et les formations de ses adversaires déclarés, Kotcharian et Sarkissian, ne soit pas de nature à renforcer le civisme des électeurs et leur intérêt pour le processus électoral. Il serait souhaitable, pour cela, qu’au lieu de se déchirer, comme on peut le redouter, les deux camps opposés s’accordent pour dire que les acquis de la guerre victorieuse de 1991-94 au Karabagh, même s’ils ont été profondément entamés par la dernière défaite, valent d’être préservés, tout autant que ceux d’une révolution menacée dans ses visées démocratiques, notamment par la dépendance accrue à la Russie, que nul ne remet en cause… et que le Karabagh et la révolution sont au cœur d’une « Nouvelle Arménie » qui peut encore voir le jour.

Garo Ulubeyan

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