À titre liminaire, je souhaite rappeler que mes analyses et opinions reposent sur la seule défense des principes. Cette discipline m’a amené à prendre des positions personnelles publiques : contre la réforme constitutionnelle de 2015, contre la décision de Serge Sarkissian de briguer le poste de premier ministre début 2018. J’ai lancé une pétition internationale de soutien aux manifestations pacifiques en avril 2018 et ai loué la stratégie inclusive qui a permis à Pashinyan d’arriver au pouvoir. Très tôt (mi-août 2018), j’ai alerté sur la méthode inadaptée et le discours autoritaire, clivant et dangereux de Pashinyan. Depuis, je n’ai cessé de réagir aux attaques répétées contre l’État de droit et contre la Constitution. C’est au nom de ces principes que je considère que la parenthèse Pashinyan doit se refermer.
Malgré toutes les mises en garde incitant à corriger le tir et à cesser cette politique de haine et de division qu’un petit pays ne peut s’offrir pour des raisons objectives, notamment l’impossible instauration d’un conflit intergénérationnel, le premier ministre continue l’entreprise de destruction des institutions démocratiques traditionnelles établies depuis l’indépendance. La lutte contre la corruption a été bénéfique pour le scrutin électoral de décembre 2018. Elle aurait pu être le support d’une remise en cause transparente, par l’établissement d’une commission vérité, de l’enrichissement sans cause des anciens cadres. Pashinyan en a fait, au contraire, un moyen d’extorsion de fonds qui ne dit pas son nom ou pire un moyen de chantage pour réduire au silence toute opposition politique. En tout état de cause, elle a abouti à une dérive autocratique.
Pashinyan, enfermé dans ses obsessions, est aujourd’hui incontrôlé car il fait fi de tous les gardes fous constitutionnels. Il concentre tous les pouvoirs et élimine toute voix discordante. Il est devenu un danger pour la nation, pas seulement pour la République d’Arménie. L’assaut contre l’État de droit et ses institutions en Arménie est comparable à celui de Kaczyński en Pologne.
L’alternance politique est la seule manière d’envisager une évolution graduée de la démocratie arménienne. Or le premier ministre n’envisage pas l’alternance, et il fait tout pour détruire toute opposition politique au nom du « peuple » sans qu’il ait reçu de mandat pour cela. Dans mon dernier article (https://mirrorspectator.com/2020/05/11/national-concord-plan-needed-to-save-armenia/) j’ai appelé à un pacte de concorde nationale, justifié par les menaces économiques et sécuritaires qui sont annoncées. Le premier ministre n’en a eu cure. Il a franchi la ligne rouge, tout comme Sarkissian quand il s’est présenté, malgré les avis contraires, au poste de premier ministre après la réforme constitutionnelle.
Cette parenthèse Pashinyan doit donc se refermer
La situation politique et sociale de l’Arménie est atterrante. Son dirigeant a divisé comme jamais le pays. L’état de droit n’existe plus, un régime de facto à parti unique (car majoritaire aux 2/3) adopte des lois anticonstitutionnelles pour prendre le contrôle du dernier pouvoir qui lui échappait, le Judiciaire, sans qu’il n’ait jamais été démontré que les juges aient mal rempli leur mission.
La prochaine cible : le pouvoir médiatique ; après avoir fait adopter une loi sur l’état d’urgence dont le paragraphe sur l’information est digne des plus belles pages du bolchévisme : à propos de l’épidémie et de la crise sanitaire les média « ne doivent pas contredire l’information officielle et doivent la reproduire autant que faire se peut ». Devant la résistance de la profession, le gouvernement a renoncé à sa mise en œuvre sans l’abroger. Les convocations récentes de journalistes ces derniers jours par les services de la sécurité nationale (SSN) pour une mise au pas et les menaces publiques de mise en œuvre de la loi sont claires. L’Arménie a anticipé cette situation dès le début de la crise du Covid 19 : elle a déposé auprès du Conseil de l’Europe et de la Cour européenne des droits de l’homme mais aussi auprès du Comité des droits de l’homme des Nations Unies une demande de dérogation aux droits et libertés protégés respectivement par la Convention européenne des droits de l’homme et par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques dès le 16 mars 2020 et cette dérogation est renouvelée régulièrement tous les mois. L’Arménie est le seul pays parmi les 47 du Conseil de l’Europe à avoir osé déroger à la liberté des média.
Le pire est que le pouvoir exécutif n’assume pas ses responsabilités. L’épidémie progresse de manière incontrôlée à travers le pays et non seulement le gouvernement ne remet pas en cause le « commandant » Avinian (vice-premier ministre) et sa gestion, mais la faute en est rejetée sur le « peuple » et sur l’opposition. Au-delà de l’absurdité de cette accusation, le « peuple » a bon dos. Celui-ci devait être consulté par référendum pour l’adoption d’amendements constitutionnels, mais finalement celui qui ne cesse de clamer sa légitimité au nom de ce peuple n’a semble-t-il plus assez confiance dans la loyauté des forces qui l’ont amené au pouvoir pour aller jusqu’au bout du projet de referendum. Le bouc-émissaire : l’épidémie.
Sur le plan international, les pressions internationales concernant la résolution du conflit relatif au Karabakh sont plus fortes, et la communication ne suffit plus à masquer la réalité, alors le bouc-émissaire de l’échec c’est Monsieur Aliyev. Pashinyan interpelle même directement le « peuple » d’Azerbaïdjan pour faire endosser la responsabilité à Aliyev. Reconnaissons qu’il serait savoureux d’exporter les talents du premier ministre auprès du « peuple » d’Azerbaïdjan en vue de déstabiliser le pays.
Les obsessions du premier ministre contre Kotcharyan et contre la Cour constitutionnelle illustrent la démarche du pouvoir exécutif, qui s’embarrasse peu de la légalité de ses actes. Des consultations pour avis ont été demandées à la Cour européenne des droits de l’homme (sur la rétroactivité alléguée par le gouvernement de la loi pénale visant à faire condamner Kotcharyan pour renversement du pouvoir par la force) et à la Commission de Venise (sur la légalité des amendements visant à mettre un terme au mandat des juges de la Cour constitutionnelle). Le résultat de ces consultations n’allant pas, dans le cas d’espèce, de manière suffisamment affirmée dans le sens souhaité par le gouvernement arménien, alors celui-ci prend des mesures radicales avant même que les juges arméniens en place ne puissent utiliser ces avis dans la formation de leur décision. Ce qui explique la précipitation des autorités à faire adopter par un seul parti au parlement (il détient le quorum nécessaire pour ce faire) une loi à effet immédiat pour changer la composition de la Cour constitutionnelle, en privant même pour l’occasion le président arménien de son pouvoir de promulgation de la loi, et passant outre le contrôle de constitutionnalité de la dite loi et même de sa modalité réglementaire de mise en œuvre. Une violation inimaginable et au vu de tous de l’ordre constitutionnel ; une situation incroyablement humiliante pour l’Arménie vis-à-vis des observateurs étrangers ; un affaiblissement de la politique étrangère, qui avait intégré la démocratie dans son argumentaire-vitrine de l’Arménie.
L’attitude du premier ministre tourne à la paranoïa : il n’a plus confiance en personne, et son cercle se restreint singulièrement : nous assistons à une valse incroyable de dirigeants de grandes administrations, de ministres, d’officiers d’état-major, d’ambassadeurs, et de son propre cabinet tout ceci au prétexte de la politique anti-corruption ou des sympathies alléguées de ces personnes vis à vis des anciens cercles dirigeants. Son cercle est presque réduit à la famille, et celle-ci intervient de plus en plus dans la vie publique arménienne.
De la démocratie, que reste-t-il en dehors du bon déroulement du scrutin en décembre 2018 ? Le premier ministre Pashinyan en a une conception très personnelle. Il avait pris la décision secrète de doubler les salaires des ministres en 2019. Cela a été ébruité. Plus récemment la presse a divulgué une autre décision non seulement cachée, mais surtout non soumise à l’approbation du parlement. Il a décrété personnellement d’augmenter les salaires des fonctionnaires. Il est venu brandir son téléphone portable devant l’assemblée nationale pour dire que c’était une promesse lors de ses marches vers le pouvoir. Imaginez un seul instant le Président Macron qui augmente de 25% le salaire de tous les fonctionnaires français sans en référer ni à son gouvernement ni au Parlement !
Pour un homme qui a bâti son crédit sur la transparence et le soi-disant respect des valeurs démocratiques, ses partisans doivent être aveugles et sourds.
La démocratie parlementaire n’existe plus : le parti majoritaire n’accepte aucune contestation ou discussion sur les projets de loi ou dans la critique du gouvernement. Le parti Arménie prospère (BHK) a été réduit au silence, grâce à des poursuites judiciaires engagées d’abord contre l’un des lieutenants commerciaux de Gagik Tsarukyan, puis contre ce dernier quand il a osé demander la démission du premier ministre ; la coïncidence n’a échappé à personne. Les membres du parti Arménie lumineuse (LHK), qui sont pour l’heure épargnés par les poursuites judiciaires, tentent de jouer leur rôle normal de force d’opposition au Parlement, en contestant et en discutant les projets de loi. Ils sont désormais la cible d’insultes et de provocations de la part des membres du parti au pouvoir. Comme cela ne suffit pas, le premier ministre continue à menacer toutes les forces politiques qui seraient tentées de contester son pouvoir à l’avenir ou de critiquer la politique de gestion de la crise sanitaire. Le parti républicain d’abord, puis plus étonnamment contre la FRA. Une diatribe nous rappelant étrangement celle du Président Ter Petrossian il y a 28 ans ; une époque que l’on croyait révolue. L’incohérence du propos est flagrante : la FRA n’est plus rien et n’a plus d’avenir politique, et terminera dans les poubelles de l’histoire. De toute évidence il est encore trop influent, sinon comment expliquer cette attaque en règle, relayée en Arménie et en diaspora par les classiques forces anti-FRA.
La diaspora, qui mériterait bien entendu plus que quelques lignes d’analyse (car elle n’offre pas un meilleur tableau en termes de démocratie et de gouvernance), est retombée dans ses travers de passivité ici en France, et ailleurs. Les mêmes, frileux à l’idée de soutenir les manifestations pacifiques contre Sarkissian il y a deux ans, sont maintenant dans l’excès inverse : ils ferment les yeux sur les dérives de Pashinyan. Ne parlons pas de ceux qui ont une conception très partisane des droits de l’homme et des libertés : on ne les entend plus. D’autres plus radicaux expriment ouvertement leur partialité : les morts du 1er mars 2008 exigeraient la condamnation et l’incarcération d’un chef d’État mais les trois officiers de police tués par le commando des « Sasna Dzrer » ne mériteraient pas que leurs meurtriers soient jugés et maintenus en prison.
La résolution de la cause arménienne dépend de l’État arménien et non pas de la diaspora
Mais le plus important est ailleurs. La nation arménienne est attaquée sur plusieurs fronts et de manière dangereuse par la Turquie, qui opère en roue libre et sans freins. Ses ambitions néo-ottomanistes sont sans surprise vérifiées. La Turquie a réussi à imposer sa volonté à la fois aux États-Unis et à la Russie, après avoir humilié l’Europe et l’OTAN. Elle intervient militairement dans plusieurs pays au mépris du droit international (ce n’est pas le seul pays dans ce cas). Elle règle le problème kurde à sa guise.
En ce qui concerne le traitement des Arméniens sa stratégie est double. Premièrement, elle compte intensifier son action officielle contre les campagnes de reconnaissance du génocide des Arméniens dans le monde pour restaurer l’image de la Turquie. La création annoncée d’une structure d’action à cette fin n’a rien de nouveau. De telles structures ont toujours existé depuis les années 1960, souvent sous forme discrète, voire secrète. La nouveauté tient à l’institutionnalisation de la structure et à la mobilisation de ressources académiques et juridiques avec des moyens conséquents.
Le deuxième front est celui du Karabakh : le soutien turc à l’Azerbaïdjan a pris une tonalité nouvelle, en ligne avec sa politique d’intervention militaire et sa volonté d’influence politique auprès des peuples turcs d’Asie Centrale. La Turquie a clairement énoncé que si l’Azerbaïdjan engageait une action militaire pour récupérer ses territoires, alors la Turquie lui apporterait un soutien. Les liens avérés entre la Turquie et certaines branches du fondamentalisme musulman, dont certains groupes djihadistes (le nouveau chef de Daesh est turkmène), participent de cette menace.
Nous en venons donc au lien avec la situation intérieure de l’Arménie. Que la division interne affaiblisse la défense diplomatique et militaire de l’Arménie c’est une banalité de le dire. Ce que la diaspora ne voit pas ou refuse de voir, notamment ses structures agissant pour les affaires arméniennes : reconnaissance du génocide, pénalisation du négationnisme, indépendance de l’Artsakh, etc… c’est que toutes ces actions n’aboutiront jamais sans que l’État arménien et sa diplomatie n’agissent de concert. Nous sommes à l’opposé de cette prise de conscience et de cette réalité à la fois en Arménie et en diaspora. Pashinyan est désintéressé de la cause arménienne telle qu’on l’entend en diaspora. La compréhension actuelle de ces affaires arméniennes se réduit au soutien d’une action diplomatique en faveur de la reconnaissance du génocide dans le monde.
Je soutiens depuis le début des années 2010 un changement radical de stratégie concernant la cause arménienne. Il ne fait aucun doute pour moi que la résolution de certaines composantes de la cause arménienne, en particulier la question des réparations collectives du génocide des Arméniens et le règlement des différends entre la Turquie et les Arméniens, dépend de la seule attitude et de la politique de la République d’Arménie. Aucune solution hors le leadership et la participation active de l’État arménien à la résolution de ces problèmes n’existe et ne peut exister. La Turquie, ni aucun autre État, ne l’imagine autrement.
Paradoxalement, à l’opposé des idées reçues et propagées, la diaspora est moins indispensable à la résolution de ces questions mais plus utile au renforcement institutionnel et économique de l’État arménien, notamment au travers de ses structures représentatives ou de lobbying. La diaspora est un atout unique dont très peu d’États disposent. Un fait est certain: le destin des deux entités est mutuellement dépendant.
C’est pourquoi je considère comme une priorité l’apaisement de la politique intérieure et la consolidation de l’État autour d’une politique pan-arménienne. Parce que la cause arménienne ne résistera pas au temps si celui-ci s’écoule à l’infini. Les chances de voir les revendications collectives satisfaites diminuent de jour en jour. L’absence de vision et de politique de Pashinyan vis-à-vis de la diaspora, à l’exception de sa politique, vouée à l’échec, d’attendre de celle-ci un soutien économique et financier à l’Arménie sans contrepartie politique, est le témoin rétrograde des anciennes politiques.
Un récent éditorial des Nouvelles d’Arménie se demande si la diaspora doit intervenir dans la vie politique de la République d’Arménie. Le traitement de la question eut mérité une meilleure inspiration. La partialité du raisonnement montre, qu’à défaut de répondre à cette question de manière complète, le but recherché est précisément de faire douter les voix de s’exprimer pour ou contre Pashinyan. Un éditorial précédent des Nouvelles d’Arménie ne se posait pourtant pas la question et défendait sans hésitation la poursuite de la révolution.
La prise en compte et le respect des principes de l’état de droit et de la démocratie, quelles que soient les personnes au pouvoir, et l’avancée des grandes questions relatives à la question arménienne qui dépend de la volonté et de la politique de l’État arménien, exigent précisément que la diaspora intervienne dans le débat politique en Arménie pour faire cesser cette situation autodestructrice en Arménie et paralysante pour les affaires pan-arméniennes.
Paris, le 29 juin 2020
RAFFI KALFAYAN