L’Arménie a-t-elle une place dans ce monde post-occidental ?, par Franck Gaillard

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Pendant les trois premières décennies post-soviétiques, l’Arménie n’a participé à quasiment aucun projet multilatéral de désenclave-ment du Caucase du Sud. Essentiellement en raison de la guerre contre l’Azerbaïdjan. Depuis la défaite de 2020, de nouveaux projets sont en cours, encore une fois sans l’Arménie, à moins que…
Projets partout, l’Arménie, nulle part. Tel pourrait se résumer l’état de cette jeune République qui n’a pas encore trouvé sa place dans le Caucase du Sud, à moins que l’irruption d’un nouvel acteur, l’Inde, lui ouvre de nouvelles perspectives. En effet, le 12 juin 2022, des marchandises russes ont quitté le port d’Astrakhan sur la Caspienne, en direction du port indien de Nhava Sheva, près de Bombay, via le territoire iranien jusqu’au port d’Anzali sur le Golfe persique. L’axe ne se limite pas là : par le vaste réseau fluvial russe, Astrakhan est relié à Saint-Pétersbourg via Moscou. Et de l’ancienne capitale russe, les marchandises peuvent s’acheminer aussi jusqu’en Inde, via mers et océans : mers Baltique, du Nord, Manche, Atlantique, Méditerranée, Rouge, océan Indien (voir carte). Ce nouvel axe est ouvert à toutes sortes de marchandises : gaz, pétrole, blé…
Projet de désenclavement
Ce n’est pas là tout à fait une nouvelle expression du monde post-occidental – puisque l’Inde tient à ses relations avec l’Occident – mais cela y ressemble car la plupart des acteurs se méfient des Occidentaux. On sait que la coopération entre la Russie, l’Iran puis la Turquie et la Chine a pris une nouvelle envergure depuis quelques années. En témoigne le projet « 3+3 » (Russie, Turquie, Iran, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) appelé à sanctuariser le Caucase du Sud contre toute nouvelle pénétration occidentale.
Mais ce monde post-occidental qui considère le Caucase du Sud comme un espace leur appartenant par l’histoire et la géographie, la culture et la sociologie, n’est pas un espace homogène. C’est un monde de partenariats, pas d’alliances, et des rivalités existent : Russie-Turquie, Iran-Turquie, Chine-Inde pour ne citer que les plus connues. C’est dans cet entre-deux – méfiance envers l’Occident mais préservation des intérêts nationaux – qu’il faut lire le nouveau projet de désenclavement du Caucase du Sud, connu sous le nom du projet International North-South Transport Corridor (INSTC), reliant l’Inde à la Russie via l’Iran, les trois pays ayant signé un accord intergouvernemental le… 12 septembre 2000, avec un protocole d’accord paraphé qu’en mars 2020, entre la société indienne Container Corporation of India (Concor) et la géant russe des ferroviaires, Russian Railways Logistics Joint Stock Company (RZD) et portant sur le transport de marchandises le long d’un axe de 7 200 km. D’autres pays se sont joints à l’ouverture de cette nouvelle route, notamment l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, la Turquie mais aussi l’Ukraine et l’Arménie.
Le sommet d’Achkhabad
Mais trois problèmes expliquent la lenteur du projet : la longue négociation sur le statut de la mer Caspienne ; la mise au ban de l’Iran, toujours sous le coup de sanctions en raison des laborieuses négociations sur son programme nucléaire ; la surveillance de la Russie, qui tient à ce que certaines des anciennes Républiques soviétiques comme Kiev et Erevan n’obtiennent pas satisfaction.
Le premier dossier a été réglé le 29 juin 2022, lors du Ve sommet de la Caspienne qui a eu lieu à Achkhabad (Turkménistan), le président russe s’est félicité du renforcement du partenariat entre les cinq Etats riverains, mettant en rapport, selon le site turkmène d’opposition Gündogar, « la nécessité d’améliorer l’architecture logistique et de transport de la région », ce qui permettra de mettre en service « l’artère nord-sud, longue de 7 200 kilomètres, reliant Saint-Pétersbourg aux ports iraniens et indiens ».
Le deuxième dossier est toujours en cours et il y a fort à croire que la Russie traîne les pieds pour le régler tout en affichant son soutien à la signature d’un accord dans la continuité du JCPOA signé en 2015 mais annulé par le président américain Donald Trump.
L’Inde et l’Iran
Quant au dernier dossier, la Russie voit d’un mauvais œil, la participation de l’Arménie et l’Ukraine à ce projet, ce qui explique en partie les guerres de 2020 et de 2022, histoire de laisser Kiev et Erevan s’enliser dans la gestion des conflits.
Mais l’Inde et l’Iran n’ont pas dit leur dernier mot. L’Iran n’apprécie pas la convergence russo-turco-azerbaïdjanaise contre l’Arménie et l’a fait savoir aux présidents Poutine et Erdogan lors du dernier sommet de Téhéran, le 19 juillet 2022. Le régime iranien a renforcé la coopération énergétique et commerciale avec la Russie mais rejette tout changement de frontière d’États souverains. Par ailleurs, l’Iran sait que son salut passe aussi par la conclusion d’un accord avec les États-Unis à propos du nucléaire iranien, histoire de sortir de l’isolement, de retrouver un peu plus de souveraineté, de réduire les sanctions économiques, de redresser son marché et de sauver son régime.
De son côté, l’Inde, partenaire privilégié de l’Arménie depuis la guerre de 2020, a fait savoir que sa coopération avec Erevan est globale mais qu’il attend une réponse officielle de la part de l’Arménie à propos de sa participation au projet du corridor Nord-Sud, car New Delhi comme Téhéran tiennent à ouvrir une seconde route vers les marchés européens, via l’Arménie et la Géorgie.
Or, l’Arménie reste muette. La principale raison de ce mutisme est encore et toujours sa relation privilégiée avec la Russie. Moscou accepte-t-il de voir son “principal allié” du Caucase du Sud s’émanciper, sachant qu’une Arménie dotée d’une plus grande envergure ouvre de nouvelles perspectives entre l’Europe et l’Asie ? Autre question : la Russie ne privilégie-t-elle pas l’ouverture de la frontière commune entre l’Arménie et la Turquie, en guise de lot de consolation, faisant ainsi comprendre à Erevan qu’il faut oublier l’axe avec l’Iran et l’Inde ? La normalisation des relations turco-arméniennes sous les encouragements de la Russie aurait aussi pour conséquence d’ouvrir une nouvelle route pour Moscou en direction de la Turquie, histoire d’alléger les sanctions occidentales et d’éviter les détroits de la mer Noire. Et c’est là qu’intervient le projet panturc de Bakou et d’Ankara de traverser le territoire de l’Arménie pour acheminer via ce qu’ils appellent le “corridor du Zanguezour”, où marchandises, équipements, hydrocarbures de la Caspienne transiteraient. Le tout avec le concours de la Chine qui tient à l’intégrité territoriale de l’Arménie sans être contre l’ouverture de tous les axes de communications. Sans oublier enfin les espoirs de l’Occident qui applaudit toute normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie, en espérant qu’à terme Ankara privilégie ses relations avec les Occidentaux, ce qui permettrait à l’Arménie d’accroître sa souveraineté.
Marché commun
Le monde post-occidental en cours de formation n’est pas un espace homogène, comme le voudraient Turcs, Russes et Chinois. L’Inde et l’Iran défendent leurs propres intérêts et ceux-ci passent par l’Arménie dont ils garantissent l’indépendance et l’intégrité territoriale. À l’Arménie de jouer aussi sur les deux tableaux au nom de sa souveraineté : normaliser sa relation avec Ankara, envoyer un signe fort et encourageant à l’Inde et l’Iran et privilégier ses relations avec la Géorgie dans le cadre, pourquoi pas, d’un marché commun, première étape du “3+3” voulu par… la Russie.

Franck Gaillard

Article paru dans NAM298-Septembre 2022

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Author: La rédaction

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