Le ballet diplomatique de fin d’année, par Hakob Badalyan

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Aliev et Pachinian se sont rencontrés trois fois en très peu de temps. Les dirigeants des grandes puissances discutent plus fréquemment. La diplomatie semble bouger sur le dossier arméno-azéri. Mais pas seulement… Les enjeux géopolitiques sont de taille et dépassent de loin les frontières de l’Arménie. Hakob Badalyan, expert en politique basé à Erevan, nous aide à y voir plus clair.

La fin de l’année 2021 connaît une phase d’accélération diplomatique dont la ligne directrice est à chercher du côté du conflit arméno-azéri de l’Artsakh. En l’espace de quinze jours, trois rencontres Pachinian-Aliev ont eu lieu. D’abord le 26 novembre à Sotchi sous le patronage du président russe Vladimir Poutine, puis le 14 décembre à Bruxelles avec la médiation du président du Conseil de l’Europe Charles Michel à l’occasion du Sommet du Partenariat oriental de l’UE, et en dernier, le 15 décembre, toujours à Bruxelles, mais cette fois-ci à l’initiative du président français Emmanuel Macron. Alors que les préparatifs des deux premières rencontres avaient duré plusieurs semaines voire plusieurs mois, l’initiative du président Macron a été une surprise, sans aucune annonce préalable.

La question de l’Artsakh

Un fait attire l’attention : pendant qu’Aliev et Pachinian s’apprêtaient à se rencontrer sous les auspices de Charles Michel, le 14 décembre, un entretien téléphonique avait lieu entre Emmanuel Macron et le président Poutine. Dans les communiqués rendus publics suite à cette conversation, on a pu lire que les deux dirigeants ont examiné la question de l’Artsakh, les perspectives d’un règlement global et ont réitéré leur soutien à la réactivation du travail de la coprésidence du groupe de Minsk. Une question vient dès lors à l’esprit : au cours de cet entretien téléphonique du 14 décembre, les deux présidents ont-ils discuté de la planification d’une rencontre Pachinian-Aliev pour le lendemain en présence de M. Macron, ou pas ? Nous n’en saurons rien. La question n’est pas dépourvue d’intérêt vu le caractère impromptu de l’initiative française. A-t-elle eu lieu avec l’accord préalable de Vladimir Poutine, ou bien est-ce suite à l’entretien de Poutine et du président français que ce dernier a jugé nécessaire une intervention diplomatique de sa part, craignant d’être mis à l’écart ou de rester à la traîne dans le processus ? Quoi qu’il en soit, immédiatement après sa rencontre avec Aliev et Pachinian le 15 décembre, le président Macron a tweeté en arménien pour répéter pour la énième fois que la France se tiendra toujours aux côtés de l’Arménie et d’ajouter que la France œuvrera pour garantir une paix durable. Un peu plus tard, le président français a également publié la photo de sa rencontre « sans cravates » avec Aliev et Pachinian accompagnée d’un message trilingue français, arménien et azerbaïdjanais « Arménie, Azerbaïdjan, ensemble », exprimant le souhait que ces jours de fêtes de fin d’année soient l’occasion d’un climat de paix et de résolution des problèmes humanitaires.

De nombreuses questions

Au fond, tout ceci pose davantage de questions qu’il ne donne des réponses tant sur le niveau d’engagement de la France qu’à celui de la logique générale de la situation et des perspectives. Par exemple le président Macron n’essaie-t-il pas d’enregistrer une victoire diplomatique dans le dossier du Caucase et de l’Artsakh en vue de l’imminente élection présidentielle pour s’en servir comme d’un atout ? Évidemment, ces questions sont assez complexes, tout comme sont complexes et multidimensionnelles les problématiques concernant le conflit de l’Artsakh. En effet, la preuve évidente de cette complexité est que le début de cette « quinzaine » diplomatique intensive a été marqué par un affrontement d’une ampleur sans précédent à la frontière arméno-azérie le 16 novembre dernier, qui a fait de nombreuses victimes, de nombreux blessés et prisonniers.

Plate-forme 3+2

La possibilité d’une nouvelle guerre d’envergure aurait-elle sérieusement inquiété les parties et encore davantage les médiateurs, au point de les pousser à intensifier les efforts diplomatiques pour l’empêcher à tout prix ? Ou à l’inverse, l’affrontement militaire sans précédent juste avant le démarrage d’une intense étape diplomatique en préparation de longue date, serait-il une tentative d’augmenter sensiblement le prix des enjeux mis sur la table des négociations ? Il est difficile de répondre à cette interrogation, surtout parce que le processus de règlement du conflit arméno-azéri sur l’Artsakh n’est peut-être pas isolé et fait partie d’un processus extrêmement complexe, brûlant et vaste de structuration d’un nouvel ordre mondial, et porte en soi l’influence des développements qui ont lieu dans un cercle bien plus large qui, à son tour, est loin d’être univoque et linéaire. Le fait que parallèlement au « parcours » Sotchi-Bruxelles, d’importants développements dans d’autres directions se soient produits, en est une preuve tangible. Moscou a hébergé une rencontre préliminaire de l’initiative turque baptisée 3+3, qui s’est transformée en 3+2 faute de participation géorgienne. L’Arménie y a participé, en annonçant à nouveau qu’elle pourrait discuter de certaines questions dans le cadre de ce nouveau format, uniquement si elles ne font pas doublon avec les points qui sont débattus dans d’autres formats déjà existants. Erevan fait notamment allusion à la coprésidence du groupe de Minsk, et à l’inacceptabilité de sortir la question du conflit arméno-azéri sur l’Artsakh du cadre de ce format. Après cette rencontre moscovite du format 3+2, on apprend à l’improviste la décision d’Erevan et d’Ankara de nommer des représentants spéciaux en vue d’une normalisation des relations, une annonce d’autant plus inattendue qu’il n’existait jusque-là aucun signe préalable d’un tel accord sur le rapprochement arméno-turc. Immédiatement après, l’agence Bloomberg dévoile une information selon laquelle Erdogan aurait accompli ce geste pour se rendre agréable au président américain Joe Biden et pour calmer les tensions entre Ankara et Washington. Autre fait marquant dans ce contexte : la participation et l’intervention, le 10 décembre, de Nikol Pachinian au premier grand forum international du « Sommet pour la Démocratie » à l’initiative du président Biden.

Coordination avec Bakou

Même si Ankara a tenu à préciser que dans ses démarches visant la normalisation des relations avec l’Arménie, la Turquie travaillera en coordination avec l’Azerbaïdjan, cette déclaration n’inspire pas confiance à Bakou. C’est probablement cette même méfiance qui a incité Aliev à faire une annonce d’une agressivité sans précédent au sujet du « corridor du Zanguézour », à la conférence de presse conjointe qui a suivi sa rencontre avec le secrétaire général de l’OTAN à Bruxelles, au moment même où Ankara et Erevan annonçaient leur intention de nommer des émissaires spéciaux. Aliev a soutenu que les Azéris doivent avoir le droit de passer par le « corridor du Zanguézour » exactement comme les Arméniens passent par le couloir de Latchine.

Aliev inquiet

Bien entendu, déjà à l’issue des rencontres bruxelloises, ses prises de position n’ont eu aucune résonance publique, ce qui nous incite à penser que la vraie raison de sa déclaration était en réalité son inquiétude au sujet de l’évolution des relations arméno-turques. Le président de l’Azerbaïdjan observe les problèmes socio-économiques croissants et les tensions politiques intérieures auxquels est confronté Erdogan et suppose qu’Ankara en quête d’opportunités extérieures pour les régler, tente de se rapprocher des USA. Et un des moyens pour y parvenir serait d’adopter une attitude constructive en direction de la normalisation des relations arméno-turques. Bakou craint que les deux processus puissent être de facto séparés, ce qui affaiblirait profon-dément l’avantage de l’Azerbaïdjan sur la question de l’Artsakh. C’est probablement la raison pour laquelle Aliev a immédiatement essayé de réagir et d’influer sur le processus de rapprochement arméno-turc, par sa déclaration particulièrement acrimonieuse sur le « corridor du Zanguézour ». Y parviendra-t-il ? Nul n’est capable de donner une réponse claire à cette question. La réalité est que la normalisation des relations arméno-turques est une question qui a une portée internationale multidimensionnelle. Le secrétaire d’État américain a déjà salué les intentions positives existantes. D’un point de vue stratégique, l’attitude constructive dans la normalisation des relations arméno-turques peut influer sur les positions de la Russie et de l’Iran dans le Caucase. En ce sens, Washington pourrait avoir un levier de pression aussi bien sur Moscou que sur Téhéran. En même temps, le climat positif dans le processus arméno-turc peut contribuer au renforcement de la position de la Turquie vis-à-vis de l’Europe. Cela signifie que parallèlement à la manœuvre agressive russe aux frontières de l’Europe peut se poser le problème d’un excès de confiance de la Turquie. Ce serait un sérieux défi pour l’Europe qui pour y faire face serait amenée à accorder davantage de poids au soutien des États-Unis. D’un autre côté, pour opposer une forte résistance à la Chine, il est important pour Washington d’atteindre un maximum d’influence politique en Europe et une forte consolidation du pôle euroatlantique selon sa propre stratégie.

Contrebalancer la Turquie

En même temps, un renforcement de l’assurance de la Turquie grâce à un environnement constructif avec l’Arménie peut inquiéter la France. Il n’est donc pas exclu que ce soit là le mobile du regain d’activisme du président Macron dans le dossier de l’Artsakh ; il essaierait ainsi de contrebalancer la Turquie. On constate clairement la mise en place d’un environnement pour un jeu à plusieurs bandes, qui d’un côté donne davantage de chances à Erevan de faire preuve de souplesse, mais de l’autre la place devant la nécessité d’adopter une attitude de vigilance et de précaution, entre autres, dans sa démarche de rapprochement avec Ankara. Il s’agit pour l’Arménie d’un cap important voire stratégique où néanmoins il faut avancer avec prudence pour que les nouvelles problématiques ne soient pas résolues à travers l’Arménie, mais bien au contraire, que ce soit l’Arménie elle-même qui crée de nouvelles opportunités pour résoudre ses propres problèmes. Parallèlement à tout ce qui se passe au contact immédiat de la « peau » de l’Arménie, se déroulent des processus politiques globaux dynamiques, qui sans être directement liés aux frontières arméniennes, auront cependant une forte influence sur l’environnement sécuritaire de l’Arménie. Une situation explosive s’est créée autour de la crise ukrainienne où on constate clairement l’existence de discussions à plusieurs niveaux : États-Unis-Russie, France-Russie, Allemagne-Russie, on évoque même l’éventualité d’un format de dialogue OTAN-Russie. Par ailleurs, la Turquie poursuit sa vaniteuse tentative de médiation entre Moscou et Kiev. Par ailleurs, on assiste à des manœuvres au sud, dans la grande région moyen-orientale où Israël, la Grèce et Chypre tentent de mettre sur pied un format conjoint, ce qui peut être considéré sous une lumière assez intéressante vu le projet d’un format Arménie-Grèce-Chypre qu’Erevan avait proposé en mars 2019, mais qui pour l’instant demeure inactif. D’ailleurs, à Bruxelles, Nikol Pachinian a aussi rencontré le président chypriote, lequel quelques jours auparavant avait assisté à Tel Aviv au Sommet Israël-Grèce-Chypre.
Immédiatement après ce sommet, le premier ministre israélien Naftali Bennett a effectué une première visite historique aux Émirats Arabes Unis, qui à leur tour intensifient, ces dernières semaines, leurs relations avec la Turquie et essaient de peser davantage grâce à un soutien économique. Sans aucun doute, le rôle du monde arabe doit être réévalué dans la politique étrangère de l’Arménie. Jusqu’à quel point l’Arménie réussira-t-elle à ouvrir les frontières du jeu politique extérieur ? Le niveau de protection des intérêts arméniens dans le processus « Sotchi-Bruxelles », en dépendra sans conteste.

Hakob Badalyan
Traduit de l’arménien par Hilda Kéchichian

La rédaction
Author: La rédaction

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