Le bel esprit de Constantinople

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Le roman choc d’une jeune pasionaria turque qui veut réconcilier son peuple avec les Arméniens.
Préface d’Amin Maalouf. Traduit (de l’anglais) par Aline Azoulay. Editions Phébus (400 pages, 21,50 euros).

« La Bâtarde d’Istanbul » d’Elif Shafak a tout pour réjouir le lecteur. D’abord, c’est un excellent roman, truffé de personnages truculents, écrit avec fougue, subtilité, fantaisie et tendresse. Surtout, c’est un livre engagé, qui prouve que la littérature reste la plus belle arme pour bousculer l’ordre établi. Energique, créative, la Turquie est périodiquement rattrapée par ses vieux démons : un nationalisme exacerbé et l’intégrisme religieux. Pour les combattre, d’aucuns préfèrent donner du temps au temps, au risque de louvoyer et de se compromettre. D’autres choisissent de mettre les pieds dans le plat, en s’attirant les foudres de l’establishment conservateur, comme Elif Shafak.

Non contente d’être née bâtarde, l’héroïne de son roman reconnaît le génocide arménien et va jusqu’à présenter ses excuses sur un site Internet communautaire. Ce qui a valu à l’écrivaine d’être poursuivie devant les tribunaux« pour insulte à l’identité nationale turque ». Elle a été heureusement acquittée.

D’autres intellectuels libéraux, le Nobel Orhan Pamuk en tête, ont subi les mêmes pressions, mais cette fois l’auteur incriminé est une femme, jeune, décidée à pourfendre les tabous et les faux-semblants.

Les personnages de son livre sont surtout des femmes ; les hommes y font pâle figure à de rares exceptions près, quand ils ne sont pas morts, victimes d’une étrange malédiction. Elif Shafak parle librement de sexe, brocarde volontiers la religion – de quoi exaspérer les censeurs de tout poil. Pourtant, « La Bâtarde d’Istanbul » n’a rien de manichéen.

Secrets de famille

La romancière a pris comme double fil rouge deux familles, l’une turque à Istanbul, les Kazanci, l’autre arménienne, les Tchakhmakhchian, à San Francisco – avec comme lien, une pièce rapportée américaine, Rose, qui, pour se venger de son premier mari arménien (un Tchakhmakhchian), a épousé un Turc – un Kazanci – en secondes noces. En tressant habilement ces deux fils, elle montre comment la réconciliation est possible : en s’ouvrant les uns aux autres ; en assumant le passé, quel qu’en soit le prix. Il revient aux nouvelles générations turques de reconnaître la responsabilité de leurs aînés et aux jeunes Arméniens d’accepter leurs excuses, de ne pas se complaire dans la victimisation.

Cette réconciliation est symbolisée par les deux jeunes héroïnes, toutes deux en mal d’identité. Asya, la bâtarde « nihiliste », n’a que faire d’un passé qu’elle ignore – que lui importent les exactions de ses ancêtres, elle qui ne connaît même pas le nom de son père ? A l’inverse, Armanoush, de père arménien et de mère américaine, veut retrouver ses racines et part dans ce but à Istanbul visiter la famille de son beau-père turc. Peu à peu, presque ingénument, l’Arménienne va réveiller la conscience de sa nouvelle amie stambouliote.

On ne dira rien des terribles secrets de famille révélés en fin d’ouvrage. Ils participent tous au même dessin : montrer la proximité des cultures, l’une chrétienne, l’autre musulmane, toutes deux ni vraiment occidentales ni complètement orientales. Elif Shafak met en parallèle la tendresse étouffante des tantes des deux familles, leurs obsessions culinaires voisines, leur excentricité qui frôle la folie douce…

Humanisme

La bêtise des censeurs se mesure à l’aune de l’humanisme qui irradie ce roman épique. « La Bâtarde turque » est une déclaration d’amour à Istanbul et à la Turquie. Une ville ivre de vie, bruissante, bruyante et brillante, cosmopolite en digne fille de Constantinople, surfant avec délices sur ses contradictions – invoquant tour à tour Allah, l’alcool, les djinns, Kundera et Johnny Cash…

La force de l’écrivain, c’est de ne pas céder au piège de sa passion, de ne pas jouer au jeu pervers de la balance (le positif l’emporte sur le négatif…). La Turquie aura réglé ses problèmes d’identité lorsqu’elle aura émergé de son amnésie. Les pays comme les familles ne prospèrent pas dans la négation et dans l’oubli. Plus de 60.000 Turcs ont déjà acheté le livre d’Elif Shafak. Autant de consciences chatouillées – réveillées ?

PHILIPPE CHEVILLEY

LES ECHOS

Femme courage

Elif Shafak est née en 1971 à Strasbourg, où sa mère était diplomate. Elle a passé son enfance en Espagne et en Turquie. Elle a fait des études de sciences politiques, sociologie et philosophe. Elle enseigne aujourd’hui à l’université de Tucson (Arizona). Son livre « La Bâtarde d’Istanbul » lui a valu d’être poursuivie en 2006 pour « insulte à l’identité nationale » par les nationalistes turcs qui lui reprochaient les propos des personnages arméniens du roman. Elle a été acquittée faute de preuves.

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Author: raffi

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