Perspectives et limites des plans proposés pour le Sud Caucase, toujours aussi déchiré par la logique de ses contradictions internes auxquelles s’ajoute le jeu des puissances.
Si les orientations en matière de politique étrangère sont notoirement divergentes entre les pays du Caucase du Sud, il existe néanmoins un dénominateur commun essentiel qui lie ces États : l’interconnexion des risques en termes de sécurité. Ces dangers, ainsi que les opportunités, sont devenus plus visibles et tangibles après la dernière guerre de 44 jours au Karabakh, qui a entraîné une nouvelle donne géopolitique dans la région. Il est intéressant de noter qu’une partie des risques et des opportunités pour les pays du Caucase du Sud émanent en grande partie de leur proximité immédiate. Par ailleurs, la nature interconnectée et interdépendante de la sécurité dans le Caucase du Sud va au-delà de leur voisinage, car chaque pays – Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan – possède sa propre identité géopolitique complexe et à plusieurs niveaux.
Plateforme 3 + 3
Dans ce contexte, l’initiative d’une plateforme de coopération à six nations comprenant la Turquie, la Russie, l’Iran, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie initiée par le président turc Recep Tayyip Erdoğan en décembre 2020, peu après la fin de la guerre contre le Haut-Karabakh, a créé une fenêtre d’opportunité pour une paix permanente, la stabilité et la coopération dans la région. Cependant, l’initiative a buté sur les contradictions existantes entre certains des États membres susnommés. En attestent d’une manière exemplaire, les réactions à la déclaration du ministre géorgien des Affaires étrangères, David Zalkaliani, selon laquelle, bien que Tbilissi trouve « très difficile » d’adhérer à la « plate-forme 3+3 », le pays devrait néanmoins chercher des moyens de s’engager dans les projets d’infrastructures potentiels dans la région. Sa prise de position a été rapidement désavouée par les autres responsables géorgiens. Ils ont souligné que la Géorgie ne rejoindra pas le « format 3+3 » en raison de la présence de la Russie, avec laquelle elle a rompu ses relations diplomatiques après la guerre russo-géorgienne de 2008 et le soutien de Moscou aux régions sécessionnistes de Géorgie après la reconnaissance de leur indépendance. Le ministère géorgien des Affaires étrangères a affirmé que l’engagement de la Géorgie dans les grands projets géopolitiques ne devait pas se faire au détriment des intérêts nationaux et des concessions au « pays occupant » (la Russie).
Alors que les groupes favorables à la Russie en Géorgie soutiennent la plateforme « 3+3 », arguant que Tbilissi doit mener une politique pragmatique et réaliste en tenant compte de son voisinage et de son environnement géopolitique, les forces pro-occidentales s’y opposent avec véhémence. Elles considèrent que l’engagement de la Géorgie, seul allié de l’Occident, dans la plate-forme « 3+3 » dominée par la Russie et la Turquie et en l’absence de l’UE et des États-Unis, contribuera à la disparition de l’intérêt de l’Occident pour le Caucase du Sud. Pour la Géorgie, le « 3+3 » aura certainement pour conséquence de détériorer ses relations avec ses partenaires occidentaux.
Partenaires juniors
Dans cette plate-forme, la Géorgie et l’Arménie se retrouveront plus comme des « partenaires juniors » que comme des membres égaux face à la Russie, la Turquie, l’Iran et l’Azerbaïdjan.
La paix fragile qui a suivi le cessez-le-feu au Karabakh, soutenue par les forces d’interposition russes et officiellement sous contrôle des observateurs militaires turcs, a révélé un enchevêtrement de problèmes qui attendent d’être réglés. Actuellement, les plus notables sont les tensions continues entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, qui se manifestent parfois par des agressions armées de Bakou, et les contradictions croissantes entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. Ce dernier estimant avoir été injustement mis à l’écart lors des pourparlers de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Il convient de noter que la Russie a récemment décidé de relancer le « format 3+3 ». Il est fort probable que Moscou a agi ainsi pour poursuivre ses propres intérêts et acquérir une plus grande domination dans la région, tout en jouant le jeu de la Turquie et en empêchant les tentatives de l’Occident de renforcer leur position après la deuxième guerre du Karabakh.
Route alternative
Cependant, on ne sait toujours pas comment le format « 3+3 » serait en mesure de maintenir un équilibre mutuellement acceptable entre les divers intérêts politiques, militaires et économiques. Dans ce contexte, l’attitude de l’Iran est exemplaire. Si l’ordre géopolitique dans le Caucase du Sud avant la deuxième guerre du Karabakh était relativement tolérable pour Téhéran, la situation actuelle est vue différemment. L’Iran envoie des signaux clairs à l’Azerbaïdjan et à la Turquie sur le caractère inacceptable de la nouvelle réalité géopolitique en cours de formation. Téhéran entend jouer un rôle plus actif dans la définition des nouvelles règles du jeu dans le Caucase du Sud, et pas seulement sur le plan politique. L’Iran a déjà annoncé un accord avec l’Arménie pour établir une nouvelle route de transit alternative afin de contourner la section de 20 km contrôlée par l’Azerbaïdjan, où ses camions doivent payer des péages. La partie nord de l’itinéraire passera par la Géorgie. Comme Téhéran, Moscou n’apprécie pas non plus le renforcement excessif du rôle de la Turquie et de l’Azerbaïdjan dans cette zone sensible. À cet égard, la plateforme « 3+3″ peut être considérée comme un outil permettant de maintenir l’équilibre des pouvoirs et des intérêts des principaux acteurs régionaux, d’une part, et de supplanter l’Occident en tant qu’acteur non régional, d’autre part.
Cependant, quels que soient les plans des initiateurs du « 3+3 », l’initiative reste largement déclarative, jusqu’à présent, et il n’y a aucun indicateur tangible qu’elle sera « étoffée » dans un avenir proche. Les contradictions géopolitiques entre les acteurs-clés du format « 3+3 » – la Russie, la Turquie et l’Iran -, la confrontation persistante entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie et la Géorgie autonome, avec sa position pro-occidentale, rendent la matérialisation du « 3+3 » encore plus incertaine.
La Géorgie sans alliés officiels
Le renforcement de l’alliance turco-azerbaïdjanaise va à l’encontre des intérêts de la Russie et de l’Iran. Les tensions existantes entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, notamment en ce qui concerne la délimitation et la démarcation des frontières des États et la propriété des monuments historico-culturels, ne contribuent pas au partenariat multilatéral.
Malgré diverses spéculations, la normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie semble cependant aujourd’hui plus réaliste, car la deuxième guerre du Karabakh a apporté beaucoup de changements d’un point de vue géopolitique et géoéconomique. On peut supposer qu’en tenant compte de ces changements, l’Arménie soit amenée à appréhender la situation avec un prisme plus « réaliste ». L’amélioration des relations avec la Turquie, y compris l’ouverture des frontières et les nouveaux axes de transport, est censée être un outil susceptible d’atténuer la confrontation bilatérale à long terme et contribuer à la paix dans la région.
La Géorgie n’a pas d’alliés officiels militaro-politiques à la différence de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. Le renforcement de l’influence de la Russie et de la Turquie autour de la Géorgie et l’affaiblissement de celle de l’Occident dans la région la placent dans une situation de vulnérabilité. Cela affecte son rôle en tant que pays de transit et peut la laisser en marge des grands projets de communication prévus. On peut ainsi penser que Moscou ne verrait pas d’un mauvais œil son contournement au profit de l’Azerbaïdjan dans le domaine des voies de transport avec l’Arménie.
La Russie et la Turquie font tout leur possible pour attirer d’une manière ou d’une autre la Géorgie dans la plateforme « 3+3 » et pour persuader l’Arménie de rejoindre ce projet malgré les tensions persistantes avec l’Azerbaïdjan.
Il appartient désormais à Tbilissi et Erevan de savoir si les avantages d’une adhésion à « 3+3 », sous quelque forme que ce soit, l’emporteraient sur les risques géopolitiques. Ces dangers apparaissent comme bien plus grands pour la Géorgie, car sa participation à « 3+3 » pourrait nuire considérablement à ses liens avec l’Occident. Ces relations se sont déjà tendues en raison des derniers développements dans le pays, liés aux élections législatives et locales très critiquées par l’Occident, à la réforme judiciaire inachevée, à la polarisation politique excessive, à la fuite de dossiers secrets et aux écoutes présumées de personnalités publiques et de diplomates étrangers par les services de sécurité de l’État. Eu égard aux nouvelles réalités géopolitiques, il devient très important pour les deux pays de préciser leur position, s’ils veulent éviter de nuire à leurs intérêts. Par ses tentatives répétées, mais toujours infructueuses, d’agir en tant que médiateur dans le conflit arméno-azerbaïdjanais, la Géorgie cherche très probablement à trouver sa place propre dans les nouvelles réalités géopolitiques. Toutefois, ce qui a été perçu des réactions de Bakou et d’Erevan indique qu’aucun d’entre eux n’est d’humeur à voir en la Géorgie un médiateur-clé, compte tenu des facteurs russe et turc. La Géorgie, qui a peut-être plus à gagner de la paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie que tout autre pays tiers, a de nombreuses raisons de s’inquiéter des actions de la Turquie, sans parler de la Russie. La nouvelle affirmation géopolitique d’Ankara est un joker aux implications imprévisibles pour Tbilissi. Une éventuelle réconciliation turco-arménienne renforcera le rôle régional d’Erevan et lui offrira une meilleure position de négociation avec Tbilissi, avec les conséquences que cela implique.
Conclusion
Le théâtre géopolitique complexe du Caucase du Sud exerce une pression considérable sur les orientations de politique étrangère des pays de la région. Les conflits intra régionaux exposent fortement toute cette zone aux influences de ses grands voisins, qui jouent un rôle important dans la dynamique de sa sécurité. Dans le même temps, l’appartenance à des alliances conflictuelles ou l’orientation vers ces dernières, renforcent les clivages intra régionaux, ce qui réduit d’autant les chances de résolution pacifique des conflits.
Malgré les puissantes divergences dans les choix de politique étrangère et d’alliance des trois États du Caucase du Sud, les partenariats multilatéraux stratégiques au sein de la région et avec ses voisins immédiats apparaissent, à ce stade, comme la meilleure option possible pour transformer une stabilité fragile en un cadre de coopération durable, préalable à toute perspective de paix sur le long terme.
Zaal Anjaparidze