Le dialogue entre Arméniens et Turcs jusqu’en 1991, par Franck Gaillard

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Alors que les représentants de l’Arménie et de la Turquie se sont rencontrés le 14 janvier 2022, à Moscou, pour le premier round de négociations bilatérales, les Nouvelles d’Arménie ont voulu revenir sur le dialogue entre Arméniens et Turcs – et non entre les deux États, à l’exception de la période 1918-1920 – jusqu’en 1991, date de la restauration de l’indépendance de l’Arménie.

Le dialogue entre Arméniens et Turcs a toujours existé ; du moins depuis les périodes médiévale, moderne et contemporaine. Ce dialogue a été direct, sans parrainage, tout en étant souvent asymétrique, à savoir entre l’État ottoman puis la Turquie d’un côté et des représentants d’institutions arméniennes (patriarcat arménien de Constantinople ou des partis politiques arméniens légalisés ou clandestins) de l’autre, et donc déséquilibré. Rarement dans son déroulement, ce dialogue a mis face à face deux États souverains, à l’exception donc de la période 1918-1920. Retour sur ces négociations dans le passé pour mieux éclairer le présent…
Les partis révolutionnaires
Jusqu’à l’apparition du mouvement révolutionnaire arménien entre 1880-1890, le dialogue entre Arméniens et Turcs se limite aux négociations entre les autorités ottomanes et le patriarcat arménien de Constantinople, seule institution arménienne reconnue par l’État impérial dans le cadre du principe d’extraterritorialité des communautés religieuses. Tout passe par le canal du patriarcat qui s’appuie à la fois sur le clergé arménien, le réseau scolaire et les organisations caritatives disséminées à travers l’Empire pour faire avancer les intérêts de cette communauté arménienne ottomane, estimée à 2 millions d’âmes jusqu’en 1914-1915.
Le grand changement date de la période post-massacres hamidiens
(250 000 Arméniens massacrés) et de la prise de la Banque ottomane par la FRA, le 14 août (26 août) 1896, à l’issue desquelles la Sublime Porte cherche à entrer en contact avec la direction politique du Dachnaktsoutioun établie à l’étranger, en Suisse, à Genève, où l’organe de la FRA, Drochak est officiellement édité depuis 1896. Ces négociations sont secrètes. Du côté arménien, elles sont pilotées par Christapor Mikaelian, fondateur de la FRA et du côté ottoman, le sultan a chargé Artin Pacha Dadian, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères de superviser ce dossier. Côté ottoman, la délégation ottomane conduite par Diran bey Dadian et Dertad bey Dadian révèle cependant l’existence de ces pourparlers dans la presse étrangère dès la fin 1897. Côté arménien, la FRA évoque, le 28 février 1899, la mise en place de ces négociations, dans un éditorial de Drochak. Les échanges s’étendent d’octobre 1896 à juin 1898 et débouchent sur un échec total, les deux parties annonçant la rupture de leurs relations, le 11 mars 1899. La FRA rejette l’offre du Sultan selon laquelle, en échange de l’arrêt de la violence dans l’Empire, la Sublime Porte s’engage à introduire les réformes nécessaires dans les neuf mois qui viennent. Pour la FRA, Constantinople n’a pas à marchander ce qui a déjà été signé par la main du sultan en 1878 et en 1895.
L’épisode des Jeunes-Turcs
La deuxième tentative de négociations entre Turcs et Arméniens a lieu cette fois-ci entre les Jeunes-Turcs hostiles au sultan (deux courants, les centralisateurs « jacobins » d’Ahmet Riza et les décentralisateurs « girondins » du prince Sabahaddin) et les partis, le Dachnaktsoutioun et le PSD Hentchakian. Il s’agit d’un front de l’opposition au Padichah dans le but de moderniser l’Empire et de lui redonner sa dimension constitutionnelle. Les échanges commencent au moment où le prince Sabahaddin lance l’idée d’un congrès de l’opposition prévu en février 1902 à Paris. Le PSD Hentchakian est divisé : les Refondateurs (verakazmial) hentchakians acceptent l’idée de coopérer avec les Jeunes-Turcs « girondins » alors que la direction officielle du parti est contre. Du côté de la FRA, si tous les dirigeants sont d’accord pour participer au congrès, les dirigeants dachnaks réunis à Paris (Varandian, Agnouni, Aharonian et Christapor) ne parviennent pas à s’entendre sur le mode opératoire. Christapor est ouvert au dialogue avec les Turcs mais refuse toute collaboration avec les « jacobins » d’Ahmed Riza dont les idées sont bien pires que celles du sultan Abdul Hamid. Il le fait savoir à ses camarades dans sa correspondance et il rend public son désaccord avec les jacobins Jeunes-Turcs, en octobre 1900, dans un éditorial d’une grande actualité paru dans Drochak et intitulé l’Union avec les Turcs, dans lequel il s’interroge sur le bien-fondé d’un tel dialogue avec des individus qui n’ont accompli, de surcroît, aucune action concrète sur le terrain contre le pouvoir impérial.
Comment les croire, surtout que le nationalisme d’Ahmed Riza est incompatible avec les libertés fondamentales. Le premier congrès (1902) est un échec, les différentes parties ne s’entendent pas, notamment les radicaux d’Ahmed Riza et de la FRA, il s’en suivra une scission au sein des « jacobins » et la création du parti Comité Union et Progrès (CUP). Cinq ans plus tard, en 1907, le deuxième congrès des opposants au sultan, qui se tient également à Paris, se déroule en décembre et débouche, cette fois-ci, sur un accord, le fameux accord CUP-FRA. Or, les conditions du dialogue sont totalement différentes de l’édition précédente : Christapor, opposé à tout accord avec le CUP, est mort en 1905, ses successeurs ne tiennent pas compte de ses réserves ; le Sassoun a connu un second échec lors de l’insurrection de 1905 ; le 21 juillet 1905, le sultan est sorti indemne de l’attentat contre le palais du Yildiz revendiqué par la FRA et condamné par le CUP ; et enfin, les dirigeants socialistes européens, à commencer par Jean Jaurès, soutiennent le CUP et l’idée d’un congrès des opposants avec, à la clé, l’obligation d’un compromis turco-arménien, condition des Européens avant l’adhésion de la FRA à la IIe Internationale, qui a lieu au congrès de Stuttgart en 1907.
Faire taire les armes
En échange du rétablissement de la Constitution, de la libération des prisonniers arméniens et des réformes nécessaires à la modernisation de l’Empire, la FRA s’engage à suspendre Pro Armenia, son organe à Paris, à faire taire les armes dans l’Empire ottoman et donc à cesser toute opération de guérilla et terrorisme contre les représentants officiels de l’Empire. Le PSDH dénonce cet accord alors que les notables arméniens libéraux et conservateurs arméniens ottomans l’applaudissent, à commencer par le patriarcat de Constantinople, même si celui-ci est marginalisé par les conditions de l’accord bilatéral. En 1908, la révolution « jeune-turque » écarte, en effet, le patriarcat arménien de tout monopole représentatif ; désormais, les notables arméniens qui entourent le patriarche doivent composer avec les révolutionnaires de la FRA, alliés du CUP, lors des élections législatives de l’automne 1908. Le dialogue CUP-FRA se maintient jusqu’en 1912, date de la première guerre balkanique et de la relance de la question arménienne à l’agenda international, tels que l’envisagent Saint-Pétersbourg et le Saint-Siège d’Etchmiadzine contre les avis du patriarcat arménien de Constantinople et des révolutionnaires arméniens de Turquie. Même si la FRA annonce officiellement la rupture de ses relations avec le CUP, des négociations se poursuivent jusqu’à l’été 1914, notamment lors du VIIIe congrès de la FRA, à Erzeroum alors que la première guerre mondiale éclate en Europe… On connaît la suite.
Première République
La troisième tentative de dialogue s’opère, cette fois-ci, entre les représentants des deux États, l’Empire ottoman et la république d’Arménie née sur les décombres de l’Empire tsariste, plus précisément entre les anciens alliés : d’un côté le CUP, toujours au pouvoir jusqu’en novembre 1918 ; de l’autre, le Dachnaktsoutioun, majoritaire dans le jeune Etat arménien, le premier depuis la chute du royaume arménien de Cilicie au XIVe siècle. L’Empire ottoman a reconnu, en 1918, la république d’Arménie, suscitant des remous au sein des dirigeants arméniens dont une partie, représentée par Antranik a toujours refusé la légitimité de cette Arménie, au motif qu’elle aurait été fabriquée de toutes pièces par les Turcs. Dans cette même veine, et aussi surprenant que cela puisse paraître, entre juin et septembre 1918, soit pendant quatre mois, le gouvernement arménien, largement aux mains de la FRA, dépêche à Constantinople une délégation officielle conduite par Alexandre Khatissian, ministre des Affaires étrangères arménien. Sur place, la délégation arménienne, nourrie, blanchie et logée aux frais du gouvernement jeune-turc, négocie la normalisation des relations avec l’Empire ottoman, pourtant défait sur les fronts caucasien et arabe. Seul Levon Shant, originaire de Turquie, refuse de participer aux négociations, car il est inconcevable, d’après lui, de négocier avec ceux-là mêmes qui sont à l’origine du génocide des Arméniens : Talaat, Djemal, Enver et bien d’autres… Faut-il donc se rendre à Constantinople ? Sont-ils des « traîtres » ? Ont-ils le choix ? À ces trois questions, la réponse est « oui », « non » et « non » : la raison d’État oblige les autorités arméniennes à se rendre à Constantinople, les sentiments n’ont rien à voir dans l’affaire et, à l’époque, personne ne s’est aventuré à cataloguer les négociateurs arméniens de “traîtres” (sauf les bolcheviks, mais bien plus tard). Cette négociation peu connue, y compris de la part des dirigeants dachnaktsagans des années 1950 à nos jours, devrait faire réfléchir celles et ceux qui s’opposent systématiquement à tout dialogue avec les officiels turcs…
Traité d’Alexandropol
À partir de la fin de la Première Guerre mondiale, le dialogue entre Arméniens et Turcs prend une nouvelle dimension. Les anciens régimes impériaux, russe et ottoman, ont disparu, les révolutionnaires bolcheviks et kémalistes ayant pris les choses en main à Moscou et Ankara. Les Arméniens, divisés entre légitimistes pro bolcheviks et indépendantistes dachnaktsagans se divisent et se lancent invectives et autres noms d’oiseaux pour obtenir les faveurs des Arméniens. Certes, l’Arménie a signé, comme l’Empire ottoman, le traité de Sèvres, le 10 août 1920, mais ce sont des représentants de deux régimes agonisants qui paraphent le document officiel, lequel à peine signé est déjà caduc en raison de la fourberie des Européens, de l’absence des bolcheviks et des kémalistes à la paix de Versailles et de la non-ratification du traité de Sèvres par le Congrès américain, en dépit de l’arbitrage du président américain Wilson favorable aux Arméniens. L’Arménie signe avec les Turcs le traité d’Alexandropol au moment où le pouvoir à Erevan passe aux mains des bolcheviks. Les Soviétiques signent avec les Républicains turcs les traités de Moscou (mars 1921) et de Kars (octobre 1921), qui enterrent la question arménienne dans le Caucase. Désormais, l’alliance entre les kémalistes et les bolcheviks recouvre d’un voile épais la cause arménienne (haïtadisme), à l’image de ce qu’avait réalisé trente ans auparavant le couple Nicolas II-Abdul Hamid II lors des massacres de 1894-1896, mais aussi comme un avant-goût, un siècle plus tard, à l’idylle entre Erdogan et Poutine… Au nom de l’amitié entre les peuples, vieux slogan communiste, kémalistes et bolcheviks enterrent Sèvres, ce traité jugé « pro-occidental » pour les premiers et « bourgeois » pour les seconds, une alliance qui se fonde, comme on le voit, sur une rhétorique anti-occidentale, devenu le principal carburant du couple russo-turc. Le dialogue bilatéral se poursuit dans les années 1920 à l’étranger autour de l’Alliance Prométhée, qui regroupe dans une nouvelle structure l’ensemble des peuples ayant vécu sous le joug russe. Mais il n’entre pas dans notre grille des relations turco-arméniennes à proprement parler, car il couvre des négociations entre Arméniens (FRA) et Azerbaïdjanais (Moussavat), mais aussi des Géorgiens et des Nord-Caucasiens musulmans. Les échanges ne débouchent sur rien de concret, d’autant que les deux délégués dachnaktsagans, Roupen Ter Minassian et Simon Vratsian, deux membres du Bureau mondial qui ne s’apprécient guère, pratiquent la politique de la chaise vide. Cela n’empêche pas Chahan Natali, l’un des pères de l’opération Némésis contre les hauts responsables du génocide de 1915 et membre également du Bureau mondial de la FRA, de prendre ses distances avec ses camarades. Ces derniers l’excommunient du parti. Chahan Natali règle ses comptes avec la direction du parti, s’en prenant au passage davantage à la tyrannie de Roupen Ter Minassian qu’au sens diplomatique de Simon Vrastian.
Blocage de B. Ecevit
De l’entre-deux-guerres à la chute de l’URSS, le dialogue entre Arméniens et Turcs connaît deux derniers volets. Le premier est quasiment inconnu : sous les auspices du chancelier autrichien, Bruno Kreisky, une ré́union a lieu, le 25 janvier 1974, à Vienne, entre le chancelier allemand Willy Brandt, le Premier ministre turc B. Ecevit, le premier secrétaire du PS, François Mitterrand et le secrétaire général de la FRA, Hraïr Maroukhian. Elle pré́cède donc la pré́sidentielle de 1974 en France et la crise chypriote survenue la même année. Les dirigeants des trois partis socialistes européens tentent de faire pression sur B. Ecevit pour qu’un dialogue s’instaure avec les Armé́niens en vue d’une reconnaissance du gé́nocide, mais le Premier ministre turc écarte toute idée de concession en dé́clarant « qu’il n’existe pas de cause armé́nienne, ce qui a été pris par les armes ne peut être repris que par les armes ». La discussion se tend et H. Maroukhian met en garde son interlocuteur turc contre les conséquences d’un blocage d’Ankara. Quelques semaines plus tard, B. Ecevit reprend mot pour mot ces propos, lors d’une conférence au Royal Institute International Affairs, à Londres. Résulat : Vienne et Paris sont les deux premières capitales où le Commando des justiciers du génocide des Arméniens (CJGA) frappe la Turquie en 1975, hasard ou clin d’œil ?
Novembre 1979 à Genève
Le second rendez-vous à lieu à Genève sur fond d’affaire du paragraphe 30 portant sur la reconnaissance du génocide des Arméniens par la sous-commission de l’ONU. À Genève, Ishan S. Chaghlayangul, ministre des Affaires étrangè̀res turc, rencontre les trois partis arméniens de la diaspora (FRA, PSDH et ADL Ramgavar), en novembre 1979. Son gouvernement exige « l’arrêt̂ immédiat et sans conditions du terrorisme ». Les trois partis refusent de servir d’intermédiaires entre Ankara et les groupes terroristes, démentent toute responsabilité́ dans l’action armée et dénoncent l’arrogance de la Turquie. C’est un é́chec, même si les négociateurs se mettent d’accord pour participer à des rencontres ultérieures. Une perspective aussitôt annulée par le coup d’État militaire à̀ Ankara. Ainsi, jusqu’à la restauration de la souveraineté de l’État arménien, le dialogue entre Turcs et Arméniens n’a rien donné de positif. Il s’est, soit soldé par la pire des tragédies (génocide), soit par un échec pur et simple. Souvent, les Turcs ont voulu préserver la plus grande confidentialité autour de ces échanges, multipliant les préconditions et cherchant systématiquement à renégocier le compromis qu’ils avaient accepté.

Franck Gaillard

La rédaction
Author: La rédaction

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