Voilà un livre qu’il faudrait faire adresser toutes affaires cessantes aux
rédactions tous médias confondus. A un mois de la prochaine
comparution
Radovan Karadzic, l’ancien chef politique des Serbes de Bosnie, devant les
juges du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ça s’impose.
Car s’il est sous le coup d’une triple accusation (génocide, crimes de
guerre, crimes contre l’humanité), nul doute que la première est celle qui
donnera le plus matière à débat en raison des controverses relatives à la
politique d’épuration ethnique menée en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et
1995. Ce fameux livre, dont on n’a pas fini, hélas, d’éprouver la nécessité,
c’est *Qu’est-ce qu’un génocide ?* (traduit de l’anglais par Alain Spiess,
315 pages, 22 euros, éditions du Rocher). On doit à l’historien Jean-Louis
Panné, disciple du grand Boris Souvarine, de l’avoir
opportunément ressuscité. Son auteur Rafaël Lemkin, un juriste polonais né
au tout début du siècle et réfugié à Chicago en avril 1940, avait établi dès
1941 le constat que ce qui était en train de se perpétrer en Europe était
bien un « *crime sans nom » *(Churchill dixit). Il s’employa donc à lui en
trouver un. Il songea d’abord à ce qui existait déjà : meurtre de masse,
meurtre de toute une nation… Insatisfaisant car inadapté à la spécificité de
la situation. Il était certes conscient que l’Histoire n’est que le récit
d’une longue suite d’horreurs et qu’Hitler n’avait pas inventé d’effacer un
peuple de la surface de la terre ; mais cela parût si neuf aux yeux de
l’homme civilisé dans les années 40 qu’il n’y avait effectivement pas de mot
pour ça. Linguiste de formation et polyglotte, il forgea le néologisme de
« génocide », qui a le mérite de devoir tant à sa racine grecque (*genos*,
race) que latine (*occidere*, anéantir, massacrer).
Ce fut le résultat d’années de travail et de recherches, d’un
indéniable courage et d’une abnégation exemplaire, ponctuées par de nombreux
articles, autour d’une réflexion morale et juridique sur la notion de mal.
Le mot fut adopté aussitôt par un vote des Nations-Unies mais il mourut trop
tôt (1959) pour le voir ratifié par de nombreux pays. Aujourd’hui, « son » mot
est dans le langage courant. Selon Le Robert, il signifie « Destruction
méthodique d’un groupe ethnique »; le dictionnaire, qui donne les Juifs et
les Arméniens à titre d’exemples, propose « ethnocide » comme synonyme. Comme
l’a souligné l’historienne Annette Becker dans un article
le grand mérite de Raphaël Lemkin aura été de nous faire saisir la
spécificité des génocides du XXème siècle par rapport aux autres massacres
de l’histoire : »*la mort n’y est plus un moyen mais une fin en soi ». *Après
avoir dressé l’inventaire des trois acceptions du terme (réduite aux seuls
Juifs, élargie aux génocides du XXème siècle ou généralisée à tous les
massacres de populations dans l’Histoire), elle souligne cette ultime
spécificité en citant les termes de même de Lemkin : »*On peut réparer les
pertes d’une guerre : les pertes d’un génocide sont irréparables ».*
L’édition française de son grand livre est donc parue au début de
l’année, soit soixante quatre ans après sa parution en anglais sous le
titre *Axis rule in occupied Europe.* Allégé d’une importante partie
documentaire sur les pays occupés par le Reich mais enrichi d’une
substantielle préface de Jean-Louis Panné, ce livre rend enfin justice à
l’oeuvre et à la personne de Rafaël Lemkin. Celui-ci avait commencé par
s’intéresser de près à l’organisation de la famine en Ukraine (4 millions de
paysans morts de faim dans le cadre d’une politique de collectivisation
programmée par Staline), alors qu’il était jeune substitut du procureur de
la République à Varsovie ; mais ce n’est qu’après avoir été accueilli par
le milieu universitaire américain qu’il décida de se consacrer à la
dénonciation du projet hitlérien. A sa manière : en démontant implacablement
les faux-semblants du droit pratiqué en régime national-socialiste, en en
traduisant les décrets, en expliquant le vrai sens des mots. Jusqu’à
l’invention du sien. Ce qui n’alla pas de soi. Le terme fut jugé barbare.
Dans un billet daté du 11 décembre 1945, *Le Monde* ne lui prédit d’avenir
qu’à très court terme :* » Gageons que, dans un temps où les mots s’usent si
vite, celui-là fera fureur pendant une ou deux saisons : par synecdoque- à
moins que ce ne soit par catéchèse… » .* Le livre de Lemkin revient en détail
tant sur tous les aspects de cet anéantissement, étant entendu qu’il se fait
rarement dans l’immédiat, ce qui l’amène à préciser ainsi sa définition du
mot *:*
* »Il signifie plutôt la mise en oeuvre de différentes actions coordonnées
qui vident à la destruction des fondements essentiels de la vie de groupes
nationaux, en vue de leur anéantissement. Une telle politique a pour
objectifs la désintégration de leurs institutions politiques et sociales, de
leur culture, de leur langue, de leur conscience nationale, de leur
religion, de leur existence économique, la destruction de la sécurité, de la
liberté, de la santé, de la dignité individuelle et de la vie même des
individus. Le génocide est dirigé contre un groupe national en tant
qu’entité, et les actions sont menées contre les individus, non pour ce
qu’ils sont, mais pour leur appartenance à ce groupe ».*
Rafaël Lemkin avait consacré les cinq dernières années de sa vie à
rédiger son autobiographie ainsi qu’une histoire des génocides en trois
volumes. Un demi-siècle après, ses archives ayant été dispersées entre
plusieurs centres de recherches, les deux textes sont toujours à l’état de
tapuscrits.* *S’il fut bien le premier à conceptualiser le « génocide », le
mot et la chose ont évolué depuis. Nonobstant sa volonté de lui rendre
hommage, son préfacier convient lui-même que les massacres perpétrés depuis
en Chine, au Cambodge, au Rwanda, en Tchétchénie, en ex-Yougoslavie,
au Tibet autorisent à amender, préciser, réviser le cadre défini par Lemkin,
bien qu’il ait, entre autres, intégré le droit d’ingérence dans sa réflexion
bien avant que cela ne devienne l’alpha et l’oméga des droits de l’homme.
Outre le procès de Radovan Karadzic à La Haye, et le débat récurrent sur le
génocide arménien que la Turquie persiste à nommer uniquement comme « les
évènements de 1915″, on reparlera de plus en plus souvent de la dimension
génocidaire des massacres commis en Afrique. Deux livres, très différents
l’un de l’autre, mais qui sont deux coups de poing d’égale intensité pour le
lecteur, nous y invitent.
D’une part le roman de Gilbert Gatoré *Le passé devant soi *(218 pages,
18,50 euros, Phébus), ce premier volume d’une trilogie dédié à
l’écrivain sud-africain JM Coetzee, raconte le retour au pays d’une jeune
rwandaise qui veut donner des mots à l’indicible et comprendre comment et
pourquoi ses parents ont été massacrés. D’une grande ambition formelle (un
conte découpé en versets numérotés y cotoie un récit dans le présent), il a
la force d’un témoignage sans en être un, et la puissance d’évocation d’une
fiction réussie. L’autre livre s’intitule *Le génocide voilé *(250 pages,
Gallimard). Son auteur Tidiane N’Diaye est un anthropologue et économiste
spécialisé dans les civilisations négro-africaines. Il présente son travail
comme une enquête historique, ce qui n’est pas faux mais n’annonce pas le
caractère implacable de son réquisitoire argumenté. L’histoire qu’il nous
raconte, avec un vrai souci de l’écriture, est accablant pour les
Arabes musulmans présentés comme d' »*impitoyables prédateurs* ». A ses yeux,
il ne fait aucun doute que « *la ponction transatlantique »* de l’Occident,
qui a duré quatre siècles, est peu de choses en regard de « *la génocidaire
traite négrière arabo-musulmane »*qui a duré treize siècles jusqu’à son arrêt
officiel au début du XXème bien qu’elle se poursuive encore. « *L’histoire de
ces Arabes qui plongèrent les peuples noirs dans les ténèbres fut surtout
celle du mal absolu »* écrit-il avant d’évoquer massacres, destruction,
déportation, traitement inhumains et castration généralisée. Le plus
étonnant est qu’un livre d’une telle force n’ait pas soulevé davantage de
débats dans une société peu tolérante pour cette prise de risques. En usant
d’un ton beaucoup plus serein, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau
s’était fait « lyncher » récemment encore.
Pierre Assouline