Au XIXe siècle, Arméniens et juifs entrent dans la modernité politique par le biais de deux mouvements nationaux, le sionisme chez les juifs, le mouvement révolutionnaire chez les Arméniens. Si ces deux dynamiques d’émancipation partagent un grand nombre de similitudes liées à l’histoire de ces peuples, elles proposent aussi des caractéristiques particulières et des divergences, notamment dans le rapport au sultan Abdul Hamid II. Retour sur les grandes lignes de convergences et de divergences entre ces deux moments de libération nationale qui durent jusqu’à nos jours.
Aussi paradoxal que cela la puisse paraître, il n’existe pas de travaux comparatifs sur les mouvements de libération juif et arménien. Pourtant, nombreux sont les points de convergence entre ces deux dynamiques d’émancipation. Faute de précédent, la tentative de les mettre ici en miroir constitue une première expérience qui nous paraît féconde. Dans ce travail conçu à quatre mains, il ne s’agit pas de croiser les deux histoires d’une émancipation nationale mais d’ouvrir des pistes de recherche. L’étude que nous nous proposons d’amorcer s’étend de la seconde moitié du XIXe siècle à la fin de la seconde guerre mondiale, soit près d’un siècle au cours duquel Arméniens et juifs ont inauguré en parallèle une histoire collective qui ne manque pas d’analogies tout en conservant des spécificités et où malheur et renaissance restent inextricablement mêlés.
Au XIXe siècle, Arméniens et juifs entrent dans la modernité politique par le biais de deux mouvements nationaux, le sionisme chez les juifs, le mouvement révolutionnaire chez les Arméniens. Si ces deux dynamiques d’émancipation partagent un grand nombre de similitudes liées à l’histoire de ces peuples, elles proposent aussi des caractéristiques particulières et des divergences, notamment dans le rapport au sultan Abdul Hamid II. Retour sur les grandes lignes de convergences et de divergences entre ces deux moments de libération nationale qui durent jusqu’à nos jours.
Deux mouvements convergents
Le réveil national des Arméniens et des juifs s’appuie sur des origines communes, mais résulte d’un contexte ambiant propice : les deux identités ont des racines bibliques et revendiquent une histoire qui prend corps dès la Haute Antiquité tandis qu’avec le réveil des nationalités en Europe, des aspirations politiques et des pratiques de lutte sociale sont prises en charge par des couches intellectuelles qui oeuvrent au sein de chacune des deux collectivités. L’objectif conjugue l’espoir d’une libération et un désir de changement sinon de révolution : libération d’un joug étranger pour retrouver une identité nationale propre ; révolution pour affirmer ou réaffirmer une identité inscrite dans l’Histoire, mais tournée vers l’avenir.
Les nationalismes juif et arménien oscillent entre la restauration d’un idéal national (rétablir la grandeur d’un passé mythique) et la projection d’un narratif social tourné vers le progrès social (transformation du rapport capital-travail et modification de la structure de classe), le tout au nom d’un combat contre l’injustice. Révolutionnaires arméniens et juifs surgissent dans un espace commun, à cheval respectivement sur trois Empires. Côté arménien, les empires russe, ottoman et perse ; côté juif, les empires russe, ottoman et austrohongrois, chaque fois en disharmonie religieuse avec les autorités théocratiques de tutelle. De même que le judaïsme doit trouver sa place singulière dans ces empires catholique (austro-hongrois), islamique (ottoman) et orthodoxe (Russie), le christianisme des Arméniens se distingue des religions dominantes dans les trois empires environnants. Jouissant d’une autonomie civile dans leurs empires respectifs, Arméniens et juifs ont eu à démêler les liens entre religion et nation. Il n’y a pas de nation sans ce terreau commun constitué par la religion ; il n’y a pas de religion sans la nation qui fournit à la première une collectivité de référence. Identité nationale et religieuse apparaissent étroitement imbriquées, mais la première fut longtemps assoupie et atrophiée au profit de la seconde. Il en fut de même pour l’autorité : ce sont les détenteurs du pouvoir spirituel et religieux qui donnaient le ton. En apparence, le sionisme emprunte au judaïsme son vocabulaire, sa référence territoriale et la langue hébraïque, mais la perspective est tout autre : il ne s’agit pas d’imiter fidèlement la tradition, mais d’en séculariser le sens, pas plus qu’on ne cherche à liquider le substrat religieux !
Il suffit d’en faire une identité secondaire, facultative, laissée à la discrétion des individus; le but est de faire des juifs conçus comme un groupement exclusivement confessionnel des Juifs (avec une majuscule) dont l’appartenance nationale devient dès lors l’identité primordiale. Dans cette même perspective, la langue et l’écriture de l’histoire prennent une toute autre signification : l’hébreu n’est plus une langue exclusivement réservée à la prière et à l’étude. La renaissance nationale consiste à la faire passer de langue morte à langue vivante, de la métamorphoser d’un joug étranger pour retrouver une identité nationale propre ; révolution pour affirmer ou réaffirmer une identité inscrite dans l’Histoire, mais en langue parlée, en langue maternelle, riche d’une création littéraire, théâtrale, poétique présente et à venir qui vaut bien la dignité de langue sacrée que le judaïsme lui avait conférée en tant que langue des Saintes écritures. On voit à l’oeuvre ce double mouvement de restauration et de transformation déjà relevé : on ressuscite la langue des ancêtres, mais on la rénove en enrichissant le vocabulaire, en simplifiant la syntaxe et en fixant définitivement une prononciation qui vaut pour tous les locuteurs.
A la mémoire juive qui réitère de manière cyclique l’histoire sainte en partant d’Abraham pour aboutir à la destruction du Temple, succède une histoire séculière qui entend ouvrir un chapitre neuf, une nouvelle ère, puisque c’est le chemin inverse qu’on s’apprête à parcourir : de la dispersion actuelle au rassemblement futur des exilés. Il en va de même pour le territoire dont la réappropriation n’est plus suspendue à l’accomplissement d’une promesse divine, mais à la volonté et à l’affirmation d’un droit identique pour tous les peuples de la terre : le droit à l’autodétermination.
La même logique prévaut dans le cas arménien où dès le XIXe siècle, les pionniers du réveil national (zartong) ont eu pour tâche de faire de la langue et de l’écriture, les deux vecteurs de l’entrée des Arméniens dans la modernisation. Khatchadour Abovian, Mikael Nalbandian, le père Khrimian ou encore le publiciste Krikor Ardzrouni et le romancier Raffi pour ne citer que les plus connus, se sont efforcés de sortir la langue arménienne des églises et monastères et donc de passer de l’arménien classique (krapar) à l’arménien vernaculaire de façon à toucher le plus grand nombre d’individus arméniens dans les Empires. Pour cela, ces intellectuels se sont appuyés sur le rôle de la presse, faisant de ce corps intermédiaire l’instrument majeur de la conscientisation nationale.
Le nationalisme juif et arménien fonctionne donc comme une voie d’accès à la modernité. à cet égard, la solution nationale n’est pas la seule option disponible. Des intellectuels juifs et arméniens, exaltés par la promesse universelle du socialisme, se vouent à la défense du prolétariat et à l’avènement de la révolution mondiale (le Bund chez les juifs et les Spécifistes chez les Arméniens). D’autres préconisent l’émancipation et l’intégration par la démocratie, fondée sur une dissociation entre l’identité confessionnelle (juive ou arménienne) et l’identité nationale qui leur est proposée en fonction du lieu où ils résident (l’identité française, par exemple, si l’on vit dans l’Hexagone). Entre émancipation, nation et révolution, plusieurs groupes révolutionnaires juifs et arméniens adhèrent également au principe de l’autonomie extra-territoriale conçu par les austro-marxistes lors des congrès de la IIe Internationale. Procédant du romantisme culturel, les premières aspirations juives et arméniennes célèbrent un passé mythique, s’interrogent sur le caractère propre à la nation et dessinent un territoire en perspective.
Ces ballons d’essai sont touchants, mais retiennent l’attention d’une avantgarde restreinte. Sans sous-estimer le facteur du romantisme culturel et la sympathie qu’ils réveillent dans plusieurs capitales européennes, en vérité, les nationalismes juif et arménien tirent leur vigueur et leur pertinence du climat d’hostilité et de menace qui pèsent sur les collectivités dont ils prennent en charge le destin. La finde- siècle est lourde de violence qui vise Juifs et Arméniens. Pogroms et massacres de masse sont perpétrés à la même époque dans les empires russe et ottoman. L’antisémitisme fait resurgir un sentiment de précarité existentielle dont les juifs croyaient s’être définitivement délivrés par la grâce de l’émancipation. C’est l’indifférence à l’égard du sort des Arméniens que le sultan Abdulhamid II exploite pour mater l’insurrection d’une main de fer. à cet égard, l’Histoire est sans ambiguïté : pas de sionisme politique sans le malheur juif et sans la volonté d’en finir avec cette destinée fatale ; pas de nationalisme arménien sans la féroce répression
ottomane, puis jeune-turque.
Des spécificités stratégiques Outre ces parallélismes que l’analyse fait surgir, les revendications nationales juive et arménienne ont effectué parfois un bout de chemin ensemble. Au tournant du XXe siècle, les intellectuels des deux bords font cause commune contre le racisme et l’obscurantisme, comme en témoigne le mouvement Pro Armenia, qui regroupe, de surcroît, des personnalités françaises engagées aux côtés du capitaine Dreyfus. Ce rapprochement entre damnés de la terre incite les organisations hostiles au régime tsariste à coopérer, telles la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA ou Dachnaktsoutioun, créée en 1890 à Tbilissi) et la Fédération ouvrière juive lors des congrès réunis à Paris à partir de 1904. D’autres expressions de sympathie mutuelle apparaissent dans l’organe de la FRA, « Drochak », et le périodique arménophile édité à Paris, « Pro Armenia ». Une figure illustre la parenté entre ces deux épopées et la revendication commune de liberté : Bernard Lazare, qui est présent sur le front de l’affaire Dreyfus comme sur la dénonciation publique de la violence turque contre les Arméniens. Si ces relations et ces convergences révèlent une solidarité entre peuples opprimés, elles ne structurent pas pour autant les deux mouvements, comme ce fut le cas des organisations de libération arménienne et macédonienne. Entre mouvements juif et arménien, les relations bilatérales sont demeurées embryonnaires, épisodiques, variant en intensité en fonction de l’enjeu. L’objectif politique du sionisme et du nationalisme arménien n’a pas l’homogénéité qu’on leur impute à posteriori.
L’opuscule d’Herzl, L’état des Juifs, manifeste par le titre la vocation exclusive du mouvement. Mais lors du congrès de Bâle comme dans le roman utopique signé par Herzl en 1902, Altneuland (Nouveau Pays ancien), l’état centralisateur est remplacé par une Nouvelle Société. Le retour à la terre, l’appel de la nature, la quête d’un nouvel homme juif, la mise en place de communes collectives – les kibboutzim – contribuent à redéfinir la vocation du sionisme. Il correspond plus à un projet de régénération sociale qu’à une quête d’état. Dans les années 1920, tenant compte de la présence arabe en Palestine, de multiples projets fédéralistes et un découpage du territoire en cantons juifs et arabes autonomes sont élaborés pour conjurer l’affrontement potentiel. C’est la recrudescence de la violence qui définitive. Le sionisme sur le terrain se déploie en une multiplicité de tendances, certes toutes attachées au rassemblement des Juifs sur une terre, mais avec des visées contradictoires sur le régime politique, la doctrine économique, la gestion des rapports entre la Synagogue et l’état, la stratégie diplomatique et le projet éducatif et culturel.
Au titre des analogies confondantes et impressionnantes, comment ne pas mettre en parallèle le rôle et l’autorité du président de l’exécutif sioniste, Theodor Herzl (1860-1904), et le fondateur de la FRA, Christapor Mikaelian (1859-1905). Les deux hommes forment un trait d’union entre de multiples courants internes et préconisent une approche fédératrice de la libération nationale. Ils sont convaincus de tenir entre leurs mains le sort de la cause. Par rapport aux aspects culturels entretenus dans chacun des deux mouvements, ils incarnent une tendance résolument sinon exclusivement politique. Mais là ou Herzl multiplie les discours, les entrevues diplomatiques et les voyages dans les communautés juives pour exercer son charisme, Christapor Mikaelian se montre plus circonspect et celui-ci diversifie ses modes d’actions (légaux et illégaux), Herzl s’en tient à une action diplomatique tous azimuts. Sur le plan symbolique, la concordance de leur date de naissance, leur profil journalistique, les séjours en Suisse (Herzl à Bâle, Christapor à Genève) et leur décès prématuré confèrent aux deux leaders une communauté de destin. Si Herzl devient après sa disparition la figure tutélaire, le founding father de la nation et de l’état, Christapor est le père de la liberté et l’artisan chez les Arméniens du projet kantien d’une fédération mondiale d’unités nationales, gage de la paix perpétuelle.
Autre forme de complémentarité, si Herzl incarne l’état, Christapor préconise son dépassement, mais les deux réflexions restent centrés autour de l’état, sans lequel nul de ces deux mouvements n’aurait abouti à la réalisation de l’idéal politique
poursuivi. En dépit de ces convergences et de ces analogies, les divergences n’ont pas manqué. Tout d’abord, le rapport au sultan ottoman : les Arméniens sont l’objet d’une politique discriminatoire du sultan qui atteint son point d’orgue lors des massacres à grande échelle entre 1894 et 1896 (250 000 morts) organisés par Abdul Hamid II. Ils luttent pour le renversement du sultan, objectif qu’ils obtiennent en 1908 lors de la révolution des Jeunes-Turcs et de la tentative de contre-révolution un an plus tard en 1909.
A l’inverse, Herzl était convaincu que l’on pouvait traiter avec Abdul Hamid II, éponger ses dettes et obtenir en contrepartie une présence juive garantie en Palestine. Après la révolution de 1908, de futurs leaders de l’état d’Israël entamer des études de droit. Ils misent sur le consentement de la nouvelle équipe dirigeante de l’Empire à une autonomie juive en Palestine. Côté arménien, les révolutionnaires s’allient aux Jeunes- Turcs d’Ahmed Riza et participent à la transformation de l’Empire, ses réformes et sa libéralisation. Mais leurs espoirs se révèlent vite infondés, la politique de répression ottomane persiste et signe : massacres des Arméniens à Adana en 1909 suivis quelques années plus tard de la signature du plan européen de réformes dans les provinces arméniennes en 1914 au moment où les tambours de la guerre se font entendre. C’est après le déclenchement de la première guerre mondiale que le futur premier président de l’état d’Israël, Haïm Weizmann, décide de rompre avec la neutralité sioniste dans la guerre décrétée sous prétexte que des soldats juifs sont mobilisés sur tous les fronts. Weizmann préconise une alliance avec le Royaume- Uni contre l’Empire ottoman. Des troupes juives sont recrutées.
Chez les Arméniens, qui ont déjà participé aux deux guerres balkaniques du côté des Ottomans, la mobilisation a sonné en 1914. Le régime tente d’obtenir des révolutionnaires arméniens une alliance contre la Russie, mais ces derniers refusent et appellent la Sublime Porte à adopter une position de neutralité. Dans l’état actuel, précisent-ils, les Arméniens rempliront leur devoir de soldats ottomans. La fin de la guerre crée une nouvelle convergence : de part et d’autre, on se réjouit de la chute de l’Empire ottoman, l’indépendance de l’Arménie est proclamée tandis qu’en vertu de la Déclaration Balfour, puis du mandat britannique sur la Palestine, la voie qui conduit à l’état d’Israël paraît déjà tracée. Mais pour l’Arménie, la victoire est lourde et amère et le bilan des pertes considérables : un million et demi de victimes du premier génocide du XXème siècle. Vingt ans après, en 1933, un romancier juif, Franz Werfel relate un épisode de la résistance au génocide : Les quarante jours de Musa Dagh. La communauté juive en Palestine découvre à travers ce livre traduit en hébreu l’année suivante le drame d’un peuple minoritaire menacé par un puissant voisin et sa détermination à échapper à la tyrannie. La comparaison de la chaîne des événements dans les deux cas est troublante : la reconnaissance de l’Arménie en 1918 est consécutive au génocide des Arméniens, l’approbation par l’ONU de la création d’un état juif en Palestine a lieu deux ans et demi après la Shoah, la chute du IIIème Reich et la libération des camps de concentration et d’extermination.
Les coïncidences ne s’arrêtent pas là : la catastrophe qui a frappé les deux peuples est commémorée en avril, le 19 et le 24 du mois ; la renaissance est célébrée dans les deux pays le mois suivant : l’Arménie fut proclamée souveraine le 28 mai 1918, l’indépendance d’Israël a été déclarée le 14 mai 1948. Raison de plus de s’étonner et de s’indigner que l’état d’Israël n’ait pas encore reconnu officiellement le génocide des Arméniens.