Info Collectif VAN – www.collectifvan.org – On se souvient de l’article magistral de l’universitaire turc Taner Akçam, paru dans le Monde Diplomatique en Juillet 2001 « Le tabou du génocide arménien hante la société turque » Le professeur y décrivait minitieusement et sans langue de bois le processus qui a mené la Turquie actuelle a asseoir son existence sur le tabou du génocide arménien : « l’Etat veut garder intacte l’image mythique que la société a d’elle-même et entretenir le désir qu’elle a de vivre dans un monde fantasmagorique. La relation entre la fondation de la République et les massacres a contribué à transformer le génocide arménien en tabou. ». De même dans les vidéos datant de 2005 que nous vous proposons ci-dessous, et ici, Taner Akçam parlait sans tabou et avec courage du génocide arménien de 1915.
Bien que vivant aux USA où l’on pouvait le croire en sécurité, Taner Akçam lançait, le Mercredi 27 Juin 2007, un appel poignant (http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=11085) pour alerter les médias et l’opinion publique des menaces de mort très explicites qu’il recevait pour ses prises de position courageuses sur l’existence du génocide arménien. L’universitaire est en effet dans la ligne de mire des nébuleuses ultra-nationalistes turques, téléguidées par Ankara, une véritable cabale ayant même été lancée contre lui par le quotidien Hurriyet.
Est-ce là, la raison de son actuelle position, bien en retrait par rapport aux précédentes, si l’on en juge par l’interview publiée dans le quotidien turc Milliyet et reprise dans Agos le 22 Février 2008 ?
Tout en parlant très clairement de l’« industrie centrée autour de la négation», lhistorien turc ne parle plus que d’« assassinats de masses ». Il dit même ne pas utiliser délibérément le mot génocide. Est-ce également délibérement qu’il renvoie dos à dos les descendants des victimes et ceux des bourreaux ?
Taner Akçam a raison : est-il nécessaire qu’il connaisse la même fin que le journaliste arménien de Turquie Hrant Dink, assassiné de trois balles dans la tête ?
Voir la vidéo:
“Lorsque la Turque dira qu’elle a de la peine, la question sera en grande partie résolue !”
Agos N° 621
22 Février 2008
FÝLÝZ AYGÜNDÜZ
Milliyet
Rubrique Livres
Février 2008
Le nouveau livre intitulé “Ermeni Meselesi Hallolunmuþtur” (Nota CVAN : « La question arménienne est résolue ») du Prof Taner Akçam, enseignant à l’université du Minnesota depuis 2002, vient d’être édité chez Ýletiþim Yayýnlarý. Akçam met l’accent sur le langage du dialogue en disant « Je dis la même chose aux habitant de Turquie et aux Arméniens. Prétextant le langage de l’opposant qui jette de l’huile dans le feu de l’animosité et de la haine, ne vous mettez pas dans le même embarras. Commencez par vous-même. »
Quand est-ce que vous avez commencé à travailler sur votre nouveau livre « La question arménienne est résolue »?
Dans les années 95-96.
C’est-à-dire cela vous a pris dix ans d’écrire ce livre ?
Pas d’écrire, mais de rassembler les documents …
Comment s’est déroulé le processus de rassembler ces documents?
Je craignais, j’avais peur d’entrer dans les archives ottomanes. De toute façon, dans ces années-là, travailler dans les archives était plus dur que de faire franchir un fossé à un chameau (Nota CVAN expression utilisée pour dire mission impossible’). Mes amis me racontaient les anecdotes sur les difficultés qu’ils avaient vécues. En plus, en 93 je ne connaissais pas la langue ottomane osmanlica’. Avant tout, j’ai appris la langue ottomane. Ensuite j’ai obtenu des informations détaillées sur les archives en discutant avec les personnes qui fréquentaient les archives. A la lumière de ces informations, j’ai commencé à collecter ces documents. Mes amis m’ont envoyé les documents que je jugeais utiles. Finalement, l’été 2006, durant 1 mois et demi, j’ai travaillé méthodiquement dans les archives.
Vous avez dit que vous aviez peur d’entrer dans les archives. Vous avez dit dans un article diffusé dans un journal qu’ « Avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP, vous pouviez plus facilement entrer dans les archives ”.
Avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP, il y a eu une sorte de relâche. De nouveaux responsables ont été affectés aux archives. Des personnes qui sont elles-mêmes des académiciens. Lors d’une conférence à Istanbul en 2005, j’ai fait connaissance avec le directeur des archives le Dr. Mustafa Budak. Il a beaucoup insisté, il a dit « S’il vous plait, venez travailler dans les archives, nous voulons changer l’image que nous avons. »
Quelle image?
Mr. Mustafa Budak savait aussi que les enseignants travaillant dans les archives étaient chassés des archives… Que même les cahiers, où ils prenaient leurs notes, avaient été volés par le personnel des archives. Il fut un temps, les membres du corps enseignant et les doctorants qui travaillaient avec moi ont été enfermés dans les pièces des archives et ont été menacés, certains ont été suivis jusqu’à chez eux. On les a menacés en disant « Pourquoi vous prenez ces documents ? Pour qui les prenez-vous ? Nous, on va te les apporter ! ».
“La mentalité n’as pas changé dans les archives”
Mais il n’y a plus de difficulté pour accéder aux archives ottomanes… En vérité il y a un autre problème qui existe toujours. Lorsque vous demandez des documents méthodiquement, ils commencent à créer des obstacles. Par exemple, un dénommé Mehmet Uluisik vivant à Berlin, est interdit de séjour en Turquie car il avait commencé à collecter des documents régulièrement. Lorsque je travaillais, un des salariés a dit en hochant la tête « Je te suis de près, je regarde un par un les documents que tu prends.» On a envie de dire « Qui es-tu ? De quel droit fais-tu ça ? », mais on n’ose pas, on l’intériorise. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a toujours de sérieux soucis et que malgré l’existence de dirigeants de bonne volonté, l’ancienne mentalité continue à exister.
Il existe un site internet où on trouve les archives ottomanes. Est-ce que vous vous en êtes servi lors que vous avez préparé ce livre ?
Je m’en suis servi méticuleusement. Grâce à ce site, nos archives ottomanes accomplissent un travail au niveau international qui mérite appréciation. Car ils ont mis à disposition sur Internet à la fois les documents originaux et leurs transcriptions.
Dans votre livre précédant, vous disiez « L’erreur vient de la logique qui part de la volonté d’établir un lien direct entre la vie sociale, la vie juridique et les documents écrits. » Quel principe avez-vous adopté lors que vous avez utilisé ces documents?
C’est une phrase un peu maladroite que j’avais formulée, en grande partie pour exprimer les difficultés que je rencontrais dans les années 90, mais qui contient au fond des vérités. Ce que je voulais dire était ceci :
Il faut avoir une approche très méfiante vis à vis de chaque document, il faut l’utiliser seulement s’il est soutenu par d’autres documents ou d’autres concepts. J’ai démontré dans ce livre avec beaucoup de détails que certains dirigeants utilisent des exemples pour couvrir les faits et organisent des fosses justificatives et des documentations. Entre autres, presque concernant tous les assassinats de masses, on peut dire que les coupables ont appliqué des stratégies visant à empêcher la documentation officielle des crimes et à effacer les traces des crimes ; les nôtres aussi ont agi de la sorte.
“J’ai fait confirmer par des sources diverses”
Nous apprenons toujours de vos livres que parmi des chercheurs occidentaux aussi, il existe des personnes utilisant de prétendus faux documents pour établir des liens entre les événements et les documents. Quelle méthode avez-vous empruntée pour choisir et utiliser des sources fiables pour les deux côtés?
Ce qu’il faut faire, c’est trouver cette information en allant vers les sources originales et essayer de la faire confirmer. Il convient malheureusement de parler d’une erreur commise fréquemment dans le monde scientifique. Il arrive qu’un académicien affirme une information imaginaire sans fondement et que d’autres académiciens répètent cela sans aucune vérification. Quelqu’un invente une histoire et les autres répètent cette histoire inventée. Dans mes travaux, j’ai pris beaucoup de soin à ne pas utiliser une information sans l’avoir confirmée par deux voire trois sources.
Dans votre livre, vous dites : « Je prétends que les archives ottomanes contiennent des données strictement opposées à ce qu’on appelle la thèse turque. » Puisque la thèse turque utilise les mêmes documents il s’agit d’une différence d’interprétation. Dans ce cas-là comment est-ce que le lecteur va pouvoir décider ?
C’est très simple. Le lecteur va constater que ceux qui défendent la thèse officielle en Turquie utilisent les données soit d’une façon partielle, soit ils les diffusent avec altération. En fin du compte, ils n’utilisent jamais les données qui ne leur conviennent pas.
Je me suis basé principalement sur les documents du Þifre Kalemi’ (Nota CVAN : chiffre d’article’ qui correspond au référencement des documents officiels). Tous les documents qu’ils évitent d’utiliser et de diffuser sont présents dans ces articles. Dans mon livre, je présente aux lecteurs turcs, des centaines d’informations et des documents jamais mis à la lumière du jour. Dans une étude académique, un ou deux documents peuvent être considérés comme suffisants. Mais moi, j’ai utilisé abondamment les documents redondants et répétitifs qui se soutiennent les uns et les autres pour démontrer qu’au fond de l’événement, il y avait un caractère de continuité et des actions systématiques.
En outre, pour démontrer comment les historiens comme le Prof Yusuf Halacoglu, le directeur de l’ITH (Nota CVAN : Institut Turc d’Histoire), altèrent sérieusement les documents ottomans, j’ai mis un par un les transcriptions des documents en question.
Je souhaite revenir sur la question de l’interprétation. Ma question est, par exemple d’après votre interprétation, la décision qui vise à déporter les Arméniens vers des lieux où leur nombre ne doit pas dépasser 5 à 10% des habitants, était une politique qui visait à l’élimination des Arméniens. Ceux qui s’opposent à cette idée disent « Si c’était vrai, ils auraient déporté les Arméniens vers le front caucasien. » D’ailleurs, Enver Pacha l’avait proposé. Il y a de nombreux exemples comme ceci. Quand les experts de la question ont une divergence aussi importante sur l’interprétation de ces arguments, sur quoi va-t-on se baser pour décider ?
Premièrement, les gens vont lire et essayeront de se faire leur propre idée. Deuxièmement, après tout assassinat de masse, les cadres dirigeants ont adopté une ligne politique racontant que ce qu’ils ont fait ne constitue pas un crime. Ce n’est pas propre aux Turcs. Nous vivons le même problème au Darfour, nous le vivons au Rwanda, nous l’avons vécu au Cambodge. Nous ne l’avons pas vécu en Allemagne car ceux qui avaient commis le crime avaient en grande partie perdu le pouvoir. Dans les autres exemples, le cadre dirigeant, coupable du crime, a pu se maintenir au pouvoir pendant une période et il a essayé de cacher les faits. De cette façon-là, ils ont donné l’impression qu’il existait deux thèses. Il faut connaître toutes ces choses-là et en discuter. C’est comme si, un beau matin, ils s’étaient réveillés et avaient dit « éliminons tous les Arméniens », ensuite ils se sont dit « d’accord mais comment », ensuite, ils ont élaboré un plan et mis en uvre leur projet. Les processus sociologiques sont complexes et avant d’arriver à la politique de destruction, plusieurs phases politiques ont été vécues. Ce que je veux dire, c’est qu’ils sont arrivés à la décision radicale après avoir traversé des phases intermédiaires. Dans le cas des Arméniens, la destruction était le seul choix, car au contraire du cas des Grecs, il n’y avait pas de pays où ils pouvaient les renvoyer. Dans le livre, je l’ai suffisamment démontré.
Mais ils pouvaient les envoyer vers le front caucasien, comme demandé par Enver Pacha. Ce qui est considéré par certains historiens comme une mort absolue.
Enver Paþa avait eu cette idée mais ils ne l’ont pas mise en uvre. Car ils craignaient que les Russes se servent des Arméniens contre les Turcs. Ils ne l’ont pas fait car ils pensaient que la Russie allait accorder aux Arméniens leur indépendance. Les Américains ont fait la proposition : « On peut accueillir une partie des Arméniens » et la proposition a été refusée. Toutes les propositions faites par les étrangers ont été refusées sous prétexte qu’ils (Nota CVAN : les Arméniens expatriées) pouvaient, à l’étranger, causer des ennuis aux Turcs. Ceux qui proposaient de l’aide étaient poursuivis. Même pendant que les gens mourraient, les propositions d’aides ont été refusées comme quoi ces personnes bénéficiant de l’aide humanitaire (Nota CVAN : les Arméniens) pourraient aller dans les pays étrangers et causer des ennuis depuis ces pays. (Nota CVAN : selon plusieurs témoignages de survivants arméniens de Der-es-Zor, les officiers turcs tuaient les bébés en disant « Ce sont des graines de vengeance. Il faut les écraser avant qu’elles ne germent »).
“Il existe toute une industrie créée autour de la négation”
En fin de compte vous dites que le lecteur ne doit pas être paresseux et qu’il doit lire plusieurs versions.
Nous ne devons pas être paresseux non plus. Car nous sommes face à une industrie centrée autour de la négation, sérieusement organisée. Je suis en train de parler d’une industrie, d’un système composé de ses institutions scientifiques et de ses diplomates. Le fait qu’on ne puisse pas empêcher les négations des assassinats de masses, se trouve toujours comme un problème sérieux devant les académiciens.
Dans le livre intitulé “Que s’était-il passé en 1915 ?” de Sefa Kaplan, Selim Deringil dit : “c’est un sujet qui heurte tellement les sensibilités que dès que vous dites quelque chose de contraignant, les gens deviennent fous. La raison de cette situation doit être étudiée par les psychologues”. Dans le même livre, Hrant Dink parle d’une maladie psychique dans les deux camps, et il met l’accent sur un cas clinique en parlant de la relation entre les Arméniens et les Turcs. Pensez-vous aussi qu’il est nécessaire d’avoir l’avis des psychologues en ce qui concerne la question arménienne ?
Il faut faire la distinction de la chose suivante. En Turquie, les gens n’arrivent pas à faire cette distinction. Ce qui a été vécu en 1915 est un sujet à part entière dans la science de l’histoire. La nécessité d’avoir un lien entre les événements de 1915 et les générations vivant aujourd’hui, et la place que 1915 doit avoir dans leurs mémoires collectives et leurs identités, est le sujet d’une autre discussion. Il s’agit d’un trauma vécu, dans tous les systèmes totalitaires, on peut rencontrer ce genre de situation. C’est une difficulté créée par l’affrontement avec sa propre histoire. Affronter la souffrance nécessite des efforts sérieux. Les psychologues et les sociologues doivent travailler sérieusement sur ce domaine. En commençant par la psychologie individuelle, il faut s’étendre jusqu’à la psychologie sociale pour effectuer des études complètes.
Vos paroles concernent les deux camps n’est-ce pas, comme Hrant Dink l’avait dit?
C’est valable pour les deux camps. Les traumas des deux camps sont différents par nature.
“Commencez par vous -même”
Dans ce livre, vous dites que vous n’utilisez pas le mot génocide délibérément pouvez-vous expliquez les raisons de ce choix?
C’est parce que la question n’est pas là. Tous ceux que vous interrogez répondent ; la question tourne autour du mot génocide, est-ce un génocide ou non ?’. Et tout le monde croit à cela. Moi je prétends le contraire. Le problème n’est pas dans la question “1915 est-il un génocide ou non?”. “La question est : est-ce qu’en 1915, il s’est passé quelque chose de mauvais qui doit être condamné moralement et éthiquement ? Oui ou non ?”. En conclusion, il faut décider si ce qui est fait est un crime ou non ?
Car techniquement, le génocide signifie assassiner avec préméditation. Pour pouvoir discuter s’il y a un assassinat avec préméditation, avant tout il faut accepter que quelqu’un a été tué. Ensuite, vous pouvez discuter s’il a été tué avec préméditation ou suite à d’autres raisons. Moi, je ne suis pas convaincu que les gouvernements en Turquie sont prêts à accepter que la déportation de 1915 constitue un crime. Je prétends même que si la Turquie aujourd’hui changeait son langage agressif, et qu’elle disait qu’elle avait de la peine à cause de la déportation et du décès de ces personnes, le moment où elle dira que c’est un crime inadmissible moralement et éthiquement, le problème sera en grande partie résolu.
Dans votre livre, vous soulignez la nécessité de développer un langage convenable au sujet de la question arménienne. Comme vous le savez, c’est une question qui concerne les deux camps. Est-ce que c’est important de savoir qui fait le premier pas?
Je dis quelque chose de plus islamique, une chose plus spirituelle qui entre dans le domaine de la foi: pour faire une chose correspondant à vos convictions, n’attendez pas le premier pas de l’autre. N’utilisez pas comme prétexte que le camp opposé agit de la même façon. En conséquence je dis la même chose aux habitant de la Turquie et aux Arméniens. Prétextant le langage de l’opposant qui jette l’huile dans le feu de l’animosité et de la haine, ne vous mettez pas dans le même embarras. Commencez par vous-même. »
Ce langage est le langage du dialogue.
© Traduction du turc S.C. pour le Collectif VAN – 12 mars – 09:15 – www.collectifvan.org