Le traité du renoncement, par Raymond H. Kévorkian

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Le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923 au Palais de Rumine à Lausanne, constitue le dernier acte international mettant un point final à la Première Guerre mondiale. Signé tardivement, il a la particularité de s’être substitué au traité de Sèvres, paraphé le 10 août 1920, mais jamais mis en œuvre.
Les violences de masse pratiquées par le régime jeune-turc dans l’Empire ottoman durant la Grande Guerre, visant les populations arméniennes et assyro-chaldéennes, rendaient très problématique le maintien de la coexistence qui avait prévalu durant des siècles. Autrement dit, le démantèlement de l’Empire ottoman, programmé dans le traité de Sèvres, était aux yeux des Britanniques et des Français vainqueurs de la guerre la seule option plausible pour soustraire les Arméniens et les autres groupes historiques de la tutelle turque. Or, avant de se réfugier en Allemagne, les principaux cadres du régime jeune-turc ont soigneusement mis en place un front du refus, visant à résister au projet de démantèlement de l’empire, à la création d’un État arménien unifié (avec l’Arménie du Caucase) et d’un État kurde au sud-est de l’Asie Mineure. Contrairement aux clauses de l’Armistice de Moudros du 30 octobre 1918, l’armée ottomane n’a pas été désarmée et, surtout, les fragiles cabinets ministériels mis en place sous la tutelle des Britanniques et des Français étaient largement tributaires des cadres administratifs et militaires pour leur immense majorité issus de la mouvance jeune-turque et, pour beaucoup, directement impliqués dans l’extermination des Arméniens et des Assyro-chaldéens. De fait, aucune purge n’a été opérée dans ces cercles unionistes qui ont activement coopéré avec le gouvernement provisoire installé en Anatolie par Mustafa Kemal dès le printemps 1919. Même si un bras de fer s’est instauré entre Kemal et ses affidés unionistes d’une part et les chefs jeunes-turcs se considérant les seuls détenteurs de la légitimité du pouvoir, détenteurs des ressources financières et militaires.
Présentée comme une lutte bicéphale pour l’indépendance, le mouvement turc s’est, en tout premier lieu, attaqué aux rescapés arméniens rentrés dans leurs foyers, assassinés, harcelés, empêchés de reprendre possession de leurs biens, en un mot rendant impossible la reconstitution d’une vie arménienne. Plus encore, le mouvement avait vocation à parachever le génocide entrepris durant la Grande Guerre.

L’Aménie dans le viseur

De leur côté, les vainqueurs qui avaient installé leurs hauts-commissaires à Constantinople ne disposaient que de très peu de forces armées pour mettre en œuvre leur projet de démantèlement de l’empire, réservant leurs ressources militaires pour les zones syriennes, mésopotamiennes et palestiniennes qu’ils avaient prévu de récupérer sous mandat. L’élaboration du traité de Sèvres a, dans ces conditions, été laborieuse, d’autant que l’Arménie indépendante fondée en mai 1918 était confrontée à une situation humanitaire catastrophique, hébergeant des centaines de milliers de réfugiés sans ressources. Côté turc, la priorité absolue était clairement de mettre un terme à l’existence de l’Arménie du Caucase. Alors que les Kémalistes subissaient la pression de l’armée grecque en Anatolie occidentale, laquelle avait, à la demande expresse des Britanniques quitté la région de Smyrne pour aller sécuriser les zones nord menacées par les milices jeunes-turques, Mustafa Kemal a pris une décision hautement significative de sa vocation à poursuivre l’œuvre génocidaire entreprise par ses prédécesseurs jeunes-turcs, en lançant une attaque surprise sur l’Arménie non sans avoir passé un accord avec les Bolchéviks, l’Armée rouge en provenance de l’Azerbaïdjan attaquant de son côté le nord-est arménien.

«Guerre de libération nationale»
C’est en s’offrant aux Bolcheviks que l’Arménie du Caucase a échappé à une troisième phase du génocide, programmée cette fois-ci par le gouvernement kémaliste. D’une certaine manière, l’engagement des Kémalistes dans une action génocidaire contre les Arméniens du Caucase, avec le concours actif des chefs Unionistes en exil omniprésents à Moscou et Bakou, a marqué le passage de témoin de la mouvance unioniste originelle à la nouvelle vague unioniste incarnée par Mustafa Kemal. Si des nuances sont perceptibles dans les pratiques de ces deux groupes, qui s’entremêlaient souvent, leur idéologie ethno-nationaliste était fondamentalement identique. Mustafa Kemal a continué à édifier l’État-nation turc rêvé par ses prédécesseurs, même si celui-ci n’avait pas les proportions envisagées à l’origine. Le mouvement kémaliste a inexorablement continué la politique d’homogénéisation démographique entamée par le CUP. Par la violence ou des mesures administratives, il a méthodiquement travaillé à rendre impossible un maintien des rapatriés dans leurs habitats d’origine, à terroriser ces non Turcs pour les faire fuir. Sa stratégie de harcèlement des représentants du haut-commissariat aux Réfugiés de la SDN et des organisations humanitaires en dit long sur sa volonté de finir de nettoyer la Turquie de ses « corps étrangers » sans témoins et sans possibilité de réhabilitation. La fameuse « guerre de libération nationale » préparée par les Unionistes et développée par Mustafa Kemal a été une vaste opération visant à parachever le génocide par l’éradication finale des rescapés arméniens, grecs et syriaques. La politique menée à l’égard des Grecs d’Asie Mineure après l’Armistice n’a fait que confirmer cet objectif politique que la défaite de l’Empire ottoman n’a pas suffi à stopper.

Mustapha Kémal
Dans les mois qui ont suivi la signature du traité de Sèvres, Mustafa Kemal est parvenu à éliminer l’un des potentiels signataires, le gouvernement de la République d’Arménie passée aux mains de ses alliés bolchéviques. C’est peu dire que le sort des provinces arméniennes ottomanes qui devaient être rattachées aux districts arméniens du Caucase était dès lors hypothéqué. La dispersion arménienne dans tout l’Empire ottoman, les énormes pertes démographiques engendrées par le génocide rendaient tous les efforts des représentants arméniens pour faire valoir leurs droits comme relevant d’une mission impossible. L’évacuation de la Cilicie par les forces françaises en novembre 1921, suite aux Accords d’Angora, engendrant l’exil de plus de 150 000 Arméniens vers la Syrie, le Liban, Chypre, etc., n’a pas même laissé la possibilité d’y créer un « foyer national » suggéré par les Arméniens.
Dès la fin de 1920, Italiens et Français avaient pris langue avec le gouvernement kémaliste d’Angora, réclamant une révision du traité de Sèvres. Bien qu’encore peu étudiée, la politique française au Proche-Orient d’Aristide Briand se caractérisait déjà par des signes d’infléchissement pro-turc, perceptibles à la lecture de la presse parisienne du temps, ouvertement anti-arménienne, probablement inspirée par les cercles financiers et industriels encore porteurs de leurs lourds investissements dans l’Empire ottoman antérieurs à la guerre. Un temps, les Britanniques ont porté, seuls, la volonté de punir les criminels turcs, ont arrêté et concentré à Malte les principaux organisateurs du génocide accessibles, mais ont également fini par céder aux volontés des Turcs.

L’amnistie des génocidaires
Le traité de Lausanne n’a été qu’un traité du renoncement ; le symbole d’un échec des grandes puissances à imposer la paix et à réparer les destructions de la guerre. Faut-il rappeler que la délégation kémaliste présente à Lausanne est même parvenue à faire supprimer dans le traité le terme même d’Arménie ; qu’elle a fait entériner l’expulsion des rescapés arméniens et des Grecs ; qu’elle a obtenu l’amnistie pour les génocidaires et l’État turc qui porte encore de nos jours les stigmates de cette forfaiture, faisant peser une menace sur l’Arménie.

Raymond H. Kévorkian

La rédaction
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