L’engrenage et la diaspora

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Comme on pouvait le prévoir, la polarisation aux extrêmes de la situation politique en Arménie a franchi une nouvelle étape au cours de la dernière semaine de juillet. Le groupe Sasna Tzrer qui occupe le poste de police d’Erebouni, après avoir relâché ses otages, en a pris le 27 juillet quatre autres parmi le personnel médical venu le soigner ! Cette initiative a contredit, jusqu’à ce qu’il les libère cinq jours plus tard, la posture « humaniste » qui avait présidé à la libération de ses premiers prisonniers. Et elle a écorné à nouveau l’image sacrificielle qu’avaient arboré ses membres en ne mettant que leur propre vie en jeu dans ce bras de fer déclenché avec le pouvoir. Par ailleurs, ce groupe aurait abattu à distance (ce qu’il conteste)le 30 juillet un policier dont le seul crime était de faire son travail en montant la garde autour du bâtiment occupé.

Du côté de la population, les manifestants ne désarment pas, en dépit de la répression féroce qui s’est traduite par des centaines d’interpellations et de blessés. Les autorités, tout à la tâche d’anticiper une contagion, avaient procédé dans les jours qui ont suivi la prise d’otages à un nettoyage ciblé des milieux de l’opposition radicale : des arrestations musclées, assorties de passage à tabac, avaient visé un certain nombre de militants politiques réputés dangereux ( ils ont été pour la plupart remis en liberté). Mais la tolérance dont elles avaient fait preuve à l’égard des rassemblements de soutien au commando, sur la rue Khorenatsi, a laissé place à la répression dès lors qu’il est apparu que ces manifestations statiques pouvaient voir leurs rangs grossir par des marches spontanées dans les rues d’Erevan. Le risque d’élargissement de la contestation, appelé de leurs voeux par les manifestants et les « enragés (ou fous) du Sassoun », a précipité le recours aux brutalités policières. Franchissant également un cran dans les méthodes de coercition, le pouvoir n’a pas hésité à arrêter les leaders du mouvement populaire, en les accusant de porter des armes (en l’occurrence des couteaux), dont ces derniers affirment, avec crédibilité, qu’elles ont été glissées dans leurs poches par les forces de l’ordre elles-mêmes. Enfin, les autorités ont appréhendé et placé en détention provisoire, pour deux mois, Alec Yénikomchian, une icône de la cause arménienne, qui s’était vue propulsée en première ligne de la solidarité avec le commando.

À ce stade, on peut tirer de ces événements dramatiques les conclusions suivantes : tout d’abord il apparaît que les preneurs d’otages du 17 juillet se sont fait l’expression d’une sourde colère populaire contre le « régime Sarkissian », qui est en train de payer au prix fort son rôle dans l’organisation et la pérennisation du système oligarchique. D’où le soutien d’une partie des habitants d’Erevan à ce groupe armé qui, dans d’autres lieux et circonstances, aurait été qualifié de terroriste, mais qui bénéficie en l’espèce, malgré ses méthodes expéditives, d’une solidarité qui va bien au-delà du premier cercle des sympathisants du Parlement fondateur ( ce qui donne la mesure de la haine du système).

Pourquoi une telle radicalisation ? Outre les facteurs endémiques de mécontentement, il apparaît que ce rejet viscéral du statu quo politique arménien a connu un coup d’accélérateur avec la guerre des quatre jours. Les événements tragiques du 2 avril ont mis en effet en évidence la responsabilité des autorités dans l’affaiblissement du pays, non seulement du fait de l’hémorragie migratoire, dont la cause leur est imputée – ce qu’on savait déjà – mais aussi du fait des carences constatées en matière de sécurité nationale. Les dix milliards de dollars d’évasion fiscale estimés entre 2005 et 2013 (soit plus de 20 fois le budget de la défense), ont eu des conséquences criminelles sur la vie des jeunes appelés obligés, eux, de compter leurs balles.

À cette situation s’ajoute le soupçon de voir ces autorités être contraintes de céder à un plan russe de règlement du conflit du Karabagh jugé par certains d’autant plus scandaleux, qu’il serait accepté par un pouvoir dont la vulnérabilité générale résulte de son défaut de légitimité dans les urnes. Double peine, donc, pour l’Arménie.

Tous les ingrédients d’une situation insurrectionnelle seraient donc réunis, n’étaient de notables carences : tout d’abord le fait qu’à ce stade le mouvement est limité à Erevan. La province semble calme, y compris la ville de Gumry censée être hostile à Sarkissian. Ensuite le mouvement de protestation paraît souffrir d’un manque évident de leadership et d’encadrement. Le commando a mis le feu aux poudres. Certes. Mais le mouvement populaire, en pleine improvisation, se cherche une direction et un débouché qui puisse concrètement se traduire par des avancées sur ses objectifs proclamés. Pour l’instant, l’heure est à l’épreuve de force. Mais, si ce mouvement ne parvient pas à opérer un saut qualitatif, en se dotant par exemple d’objectifs à moyen terme atteignables ou en ralliant l’opposition parlementaire à ses côtés – ce qui lui conférerait une autre forme de légitimité- , les risques d’essoufflement ne sont pas exclus. D’autant que la répression fait son oeuvre et qu’il y a peu de gouvernements dans le monde susceptibles d’abdiquer pacifiquement sous la pression de la rue. À fortiori quand elle est minoritaire. Et certainement pas quand ce pouvoir a déjà fait tirer sur la foule, comme ça a été le cas le 1er mars 2008, au nom du maintien de l’ordre.

Mais l’heure est pour une partie de la population à la croyance dans la « révolution », et pour le moins, à la violence verbale voire à l’hystérie tout court ( un manifestant a tenté de s’immoler par le feu le 29 juillet). L’émotion est à son comble. Les réseaux sociaux s’enflamment, et les Fouquier-Tinville de tous bords réclament des potences ( et plus ils sont loin des événements, plus ils s’avèrent intransigeants, selon un processus classique), tandis que la diaspora se voit sommée de prendre position, de s’impliquer auprès du « peuple » contre le « régime » honni.

Il va sans dire que dans le climat actuel, ce type d’interpellation appelle au moins autant de questions que de réponses. Osons en formuler quelques-unes :

Appartient-il à la diaspora de s’arroger le droit d’arbitrer une situation qu’elle ne vit qu’à distance, par procuration ? Devrait-elle céder à la tentation de rejoindre le « camp du bien » autoproclamé, et considérer qu’il faut toujours protéger le peuple arménien, y compris contre un pouvoir en panne de représentativité ? Faudrait-il au contraire qu’elle s’abandonne sans nuance à la posture légitimiste qui consiste à ne prendre en compte que le pays légal ?

En tout cas, une chose paraît claire. Elle doit éviter de souffler sur les braises, d’exacerber les tensions et aussi de se laisser contaminer par le chaos, qu’il soit favorisé par l’une ou l’autre des forces en présence. Les ennemis de la nation arménienne sont légion et la zone géographique où se situent les événements est un volcan en éruption. On a vu dans quelles catastrophes les « bons sentiments » ont plongé le Moyen-Orient. On sait dans quelles conditions et par qui l’Ukraine ou la Géorgie ont été poussées à la sédition, alors que de son côté Moscou n’est pas sans jouer un jeu dangereux avec l’Azerbaïdjan, au moment même où la guerre frappe à la porte de l’Arménie.

Dans cette zone de tempêtes, il revient à chacun de faire preuve de calme et de discernement. Et d’éviter deux écueils : celui de la démagogie populiste et jusqu’au-boutiste, et celui de la complaisance envers des dysfonctionnements démocratiques qui ont accouché de la chienlit en cours. Appartient-il à la diaspora de tenter de renouer les fils du dialogue ? Peut-être, si tant est qu’il ne soit pas déjà trop tard. Une chose est sûre : en dernier ressort, elle se doit d’être toujours un renfort pour l’État. Ce qui, en l’occurrence, signifie lui donner les moyens de mettre en oeuvre sa constitution, son droit, et de se doter enfin d’un pouvoir dont l’autorité tirerait toute sa légitimité du peuple. À cet égard, au risque de se répéter, les prochaines législatives de mai 2017 se présentent comme une chance pour le pays de repartir sur des bases saines. Et la diaspora peut s’engager à favoriser les conditions de leur régularité, en accompagnant les dispositifs de surveillance des urnes, et surtout, en appuyant la réforme du corps électoral, avec un recensement incontestable des votants via de nouvelles cartes d’identité, selon le plan de 15 millions d’Euros préconisé par l’Union européenne et approuvé par le pouvoir comme par l’opposition. Aider l’Arménie, dans les circonstances actuelles, c’est peut-être aussi soutenir cette proposition de sortie de crise par le haut.

Cette alternative implique la réalisation d’au moins deux objectifs préalables : une reddition du commando à des conditions qui garantissent un procès juste, selon les termes même proposés par le procureur de la république ( le renoncement par les autorités judiciaires à toute poursuite pour « terrorisme ») et de l’autre la libération des « prisonniers politiques ». Le sort du président et du régime étant quant à eux soumis à l’arbitrage d’élections au-dessus de tout soupçon en mai 2017. Sinon, sans concession de part et d’autre, le peuple arménien pourrait bien en être réduit à devoir compter ses forces plutôt que de pouvoir compter sur elles.

raffi
Author: raffi

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