« Boire de l’alcool est strictement interdit ». Le message est affiché à l’entrée d’un parc municipal du quartier d’Eryaman, dans la banlieue d’Ankara. Ailleurs dans la capitale turque, une piscine, municipale elle aussi, affiche des horaires séparés pour les hommes et les femmes.
La mairie d’Ankara est tenue par le Parti de la justice et du développement (AKP), une formation conservatrice issue de la mouvance islamiste, et pour les défenseurs du régime laïque, ces deux cas sont autant d’indices d’une islamisation aussi rampante que délibérée du pays.
Le camp de la laïcité, qui comprend notamment l’opposition sociale-démocrate et la puissante armée, s’inquiète des intentions de l’AKP depuis son accession au pouvoir lors des élections législatives de 2002.
L’angoisse a gagné un cran ces derniers jours devant la possibilité que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan se présente à l’élection présidentielle devant se tenir en mai, une éventualité contre laquelle plus de 500.000 personnes –plus d’un million, selon plusieurs participants– ont manifesté la semaine dernière à Ankara.
Concernant l’alcool, le gouvernement a édicté l’an dernier un réglement autorisant les mairies à relocaliser les débits de boissons alcoolisées dans des zones spécifiques, hors des centre-villes, une disposition annulée le mois dernier par un tribunal.
L’AKP a fait valoir que la loi l’obligeait à protéger la jeunesse des « mauvaises habitudes » et que les soiffards pouvaient facilement trouver leurs boissons préférées ailleurs.
Mais pour beaucoup, l’argument est loin d’être convaincant dans un pays où la consommation d’alcool est perçue comme faisant partie d’un style de vie moderne. Le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk, était lui-même un amateur reconnu du raki, la boisson anisée nationale.
« L’AKP met discrètement en oeuvre un plan visant à islamiser l’Etat. Je sens que mon mode de vie est en danger », estime Hakan, guitariste dans un groupe de rock d’Ankara.
Boire une bière entre amis, danser sur les riffs de Led Zeppelin ou des Rollings Stones… Le « mode de vie » revendiqué par le jeune homme incarne le visage le plus occidentalisé de la Turquie.
Pour lui, la nouvelle profession de foi de l’AKP, qui a désavoué ses origines islamistes, officiellement admis la laïcité et mené de nombreuses réformes démocratiques, n’y change rien: une fois président, Erdogan aura les coudées franches pour « avancer pas à pas dans son plan secret et radical ».
Pour les dirigeants d’un des plus importants syndicats d’instituteurs du pays, Egitim-Sen, l’AKP a déjà commencé le travail de sape en remplaçant environ 30% des principaux responsables du ministère de l’Education par ses affidés, en général issus des lycées de formation à la profession d’imam.
« Un passage par un lycée d’imam est pour ainsi dire devenu un critère de promotion », accuse le président du syndicat, Alaattin Dinçer. « Des éléments islamiques s’infiltrent en permanence dans les manuels scolaires ».
Le ministère a récemment censuré un manuel qui reproduisait un tableau célèbre de Delacroix, au motif que « La Liberté Guidant le Peuple » avait un sein nu.
Plusieurs municipalités AKP ont également suscité l’indignation des milieux pro-laïques pour avoir distribué des tracts faisant la promotion d’un mode de vie islamique, incluant la polygamie.
M. Erdogan a lui-même parfois révélé une mentalité profondément religieuse, comme lorsqu’il a critiqué en 2005 une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme soutenant l’interdiction du port du voile dans les universités, estimant que seuls les ulémas, experts en loi islamique et interprètes du Coran, pouvaient s’exprimer sur la question.