L’Histoire en panne

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On avait connu le génocide Canada Dry avec une série d’initiatives décrivant avec précision le fait, mais s’abstenant de le nommer par son nom ( cette attitude a longtemps été celle des fidèles alliés de la Turquie comme les Etats-Unis, avant Obama, ou l’Allemagne).

On a maintenant avec le dernier article consacré à la question arménienne par la revue « Histoire », une situation totalement inversée. Si le concept de génocide est arboré – il y a le logo sur l’étiquette – son contenu se voit en revanche aseptisée, revu à la baisse. Ainsi à la lecture de cette nouvelle contrefaçon, le génocide n’en est plus un au sens des trois ou quatre grands crimes contre l’humanité du XXe siècle, mais devient une épuration ethnique plus ordinaire. Il n’y a pas eu un million et demi de morts, mais « six cent mille ». Il n’y avait pas avant le massacre deux à trois millions d’Arméniens ottomans, mais « un million cinq cents milles ». Il n’y a pas eu intention de liquider la population, mais un malheureux concours de circonstances qui a conduit à une issue catastrophique. Tout cela est atroce, certes. Condamnable, bien sûr. Mais minoré par petites touches, à la mode impressionniste. Et c’est tout le paysage qui s’en voit changé.

Ce nouveau procédé apparait comme d’autant plus sournois qu’il se développe sous la bannière du mot génocide, lequel fait en l’occurrence office de caution morale à la présentation de cette version frelatée de l’événement. On ne nie plus le signifiant, mais on édulcore le signifié. Et partant, on égard de la même façon l’opinion…

C’est la deuxième fois en trente ans d’existence que la revue Histoire, qui en est à son 378e numéro, consacre sa « une » à 1915. La première fois, il y a plus de dix ans, c’était pour faire la part très belle aux thèses négationnistes, et en particulier à celle de Gilles Veinstein. Et ce, au motif d’une objectivité s’effectuant sur le mode « 5 minutes pour les Juifs, 5 minutes pour les nazis », comme la brocardait Jean-Luc Godard.

Aujourd’hui, c’est aux États-Unis que mensuel est allé chercher un « grand spécialiste » pour répondre à cette interview fleuve de 13 pages. A quel titre Fuat Dundar doit-il l’honneur d’avoir été choisi ? Selon Histoire, à l’écriture de 3 livres publiés en Turquie sur les Jeunes turcs. Mais dont aucun n’est spécifiquement consacré à l’extermination des Arméniens. On aurait pu par exemple faire appel en France à Yves Ternon spécialiste du problème ou à Raymond Kévorkian, qui a publié sur le sujet l’an dernier une somme exceptionnelle aux éditions Odile Jacob. Mais cela aurait trop simple. Notre illustre inconnu possède en effet sur nos deux Français le grand avantage d’être turc, ce qui devient de nos jours visiblement une garantie pour prétendre parler impartialement de la question…La preuve : pas une fois ce monsieur n’emploie, lui, le concept de génocide pour définir le crime… Seule les titres de la revue en font mention.

Et qui interroge notre savant ? Un autre « scientifique », bien de chez nous celui-là : François Gorgeon à qui l’on doit une biographie plutôt complaisante sur le Sultan Abdul Hamid, qui tend en réalité à réhabiliter celui que l’Europe appelait le « grand saigneur ». Un livre qui minimise notamment l’importance des massacres anti-arméniens de 1894-95. Lui aussi.

Et que nous dit Fuat Dündar pour « nous aider à comprendre comment a été décidé et organisé la déportation en 1915 » ? Hé bien en deux mots, qu’il s’agit de la faute à pas de chance. Que « jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale (…) les Jeunes Turcs n’avaient pas développé d’hostilité à leur encontre ( les Arméniens ndlr) », l’auteur oubliant au passage le massacre d’Adana ( environ 30 000 morts) dont on fête le centième anniversaire cette année. Qu’à « la même période le pouvoir Jeune Turc a déplacé et dispersé d’autres populations non turques (kurdes, Albanais, Bosniaques, Circassiens) (…), mais pour ces populations la décision n’a pas eu les mêmes conséquences meurtrières que pour les Arméniens ». Notre historien omettant de préciser que ce « déplacement » des réfugiés de la guerre des Balkans (pour la plupart) visait à les installer dans les maisons laissées encore chaudes par des Arméniens « partis » eux, pour la mort. Ce même Fuat nous dit également qu’en février 1915 Djemal Pacha a pris la décision de déporter les Arméniens de Dortyol et Zeytoun, après « quelques affrontements armés », reprenant en cela la thèse officielle turque de l’époque. Ce qui sous-entend que les Arméniens se seraient « rebellés » pour citer le terme employé par l’auteur. Or jamais la population de ces villes ne s’est « rebellée » à cette époque. Il s’agit là ni plus ni moins du faux prétexte utilisé sur le moment par les autorités turques. Celles-ci entendaient jouer sur la réputation de résistance de Zeitoun sous le régime des Sultans pour justifier ces premières mesures de déportations, assorties, comme les autres qui suivirent, d’atrocités innommables sur les femmes, les enfants et les vieillards ( tortures, viols, etc.).

On n’en finirait pas de revenir sur tous aspects biaisés de cette interview dont le but évident est de présenter une version sous-évaluée des faits. Mais la conclusion de l’article, en forme de bouquet final, suffit à elle seule à éclaircir l’intention de l’auteur : « je pense que le massacre a été le produit des circonstances ; la conséquence d’une évolution graduelle des événements (…). S’il n’y avait pas eu de déportation en février 1915 à Zeytoun, il n’y aurait pas eu non plus de réactions des Arméniens de Van et d’Istanbul (sic) (…) si Van n’était pas tombé aux mains des Russes grâce à cette révolte, les massacres de masse n’auraient pas eu lieu ».

Cette lecture de l’histoire vu par le petit bout de la lorgnette, avec des « si », ambitionne en réalité d’abaisser à son seuil minimum la responsabilité des autorités turques, de les dédouaner de toute volonté criminelle. Et puis arrive l’énormité absolue : « Je ne pense pas que le gouvernement a ordonné les massacres, mais qu’il a aidé les bourreaux : en quelque sorte, il a eu pour mission d’assurer la logistique ». Faut-il comprendre que Talaat, Djémal, Enver, respectivement ministres de l’intérieur de la marine et la défense, les trois principaux membres du gouvernements, n’auraient fait que prêter assistance à la gendarmerie, à l’organisation spéciale et à l’armée, lesquels auraient agit de leur propre chef ? Un génocide digne des Guignols de l’info, qui se serait donc déroulé à l’insu du plein grè du gouvernement turc…

Et enfin, la perle des perles, toujours dans la bouche de Fuat : « Pour les Jeunes Turcs le danger n’était pas l’arménité mais les déséquilibres démographiques. C’est pourquoi je défends que la politique de turquification était – avant tout – une opération statistique et mathématique. L’arménophobie s’est développé non pas avant mais après le massacre ». Hé bien ! Qu’en aurait-il donc été si l’arménophobie s’était mise de la partie ?! Ainsi l’élimination des Arméniens aurait simplement répondu à la nécessité de rétablir un équilibre démographique ? Hé bien, il n’y allait vraiment pas de main morte le planning familial turc à l’époque ! Et l’anéantissement de tout un peuple n’aurait été qu’une « opération statistique et mathématique » ? Mais alors, comment l’auteur explique-t-il d’un côté ce sens étonnant du calcul, de la gestion mathématique des tueries, et le fait que toujours selon lui quelques lignes plus haut, le crime n’aurait pas été planifié mais provoqué par un malheureux enchaînement de circonstances ( « s’il n’y avait pas eu Zeitoun » ect.) ?

On est là très très loin de ce qu’on démontré et prouvé depuis longtemps tous les vrais spécialistes de la question, que sont les Yves Ternon, les Vahakan Dadrian, en passant par Taner Akçam et Raymond Kékorkian : à savoir que le génocide des Arméniens a bien résulté d’une décision politique, que sa mise en place, selon un scénario identique dans tous les lieux où vivaient les Arméniens a effectivement obéi à une planification centralisée, et qu’il s’agit donc incontestablement là d’un des plus « grands crimes du XXe siècle ». Une qualification utilisée par ces grands alliés de la Turquie que sont les Etats-Unis (avant Obama) et l’Allemagne qui eux, contrairement à M. Dündar, ont au moins l’honnêteté intellectuelle de ne pas falsifier les faits et les chiffres, même si pour des raisons de Realpolitik avec l’Etat turc, ils contournent hypocritement le mot de génocide.

Mais quand donc la revue Histoire daignera-t-elle offrir à ses lecteurs une thèse conforme à la vérité ? Faudra-t-il attendre 2015, le centième anniversaire du génocide, pour y avoir droit ?

Enfin, obéissant toujours à la volonté de désinformation qui caractérise cette interview, notre spécialiste -au terme d’une « démonstration » pour le moins tirée par les cheveux – estime, en se fondant en particulier les carnets secrets de Talaat Pacha rendus public dernièrement, que le nombre de morts provoqués par le génocide ne serait pas d’un million et demi, mais de six cent milles. Un chiffre qui, comme de juste, à l’instar du reste de ces pages, minimise la réalité des faits. La plupart des études sérieuses évaluent en effet à au moins 1 300 000 le nombre d’Arméniens tués en 1915-16 ; Une estimation qui ne tient pas compte des massacres hamidiens de 1994-95 (deux à trois cents milles morts), des massacres d’Adana, des exactions génocidaires commises en Azerbaïdjan iranien en 1915 puis au printemps- été 1918, des massacres perpétrés au même moment par l’armée ottomane dans les régions de Kars et d’Alexandropol ainsi qu’à Bakou, des « opérations militaires » des kémalistes au Caucase. Ce chiffre de 600 000 morts donné par M. Dundar revoit même à la baisse la source à laquelle il se réfère, le carnet noir de Talaat, dont le très modéré historien Ara Sarafian déduit pour sa part que le nombre de morts en 1915 aurait été de 800 à 900 000. Un document qui de plus ne prend pas en compte l’ensemble du processus. Mais on l’aura compris, le propos n’est pas tant d’éclairer le lecteur que de déculpabiliser la Turquie, de dédramatiser les choses, et d’expliquer en passant pourquoi le premier génocide du XXe siècle a été à ce point occulté. Ces petits arrangements avec la vérité qui interviennent dans un magazine « grand public » à quelque mois de la saison turque en France conviendront somme toute à beaucoup d’intérêts, sauf bien sûr à ceux des victimes. Mais celles en ont vue d’autres. Alors, pourquoi se priver ?

Pour terminer sur une note plus légère, l’encadré de la revue histoire sur la quantité d’Arméniens dans le monde ne manque pas de sel non plus. Ce magazine qui a décidément un gros problème avec les chiffres évalue ainsi le nombre des Arméniens dans la diaspora. « Ils sont 2,7 millions en diaspora. Ils sont présents en Russie (1,5 million), aux Etats-Unis et au Canada (1,2 million), en Syrie et au Liban ( 900 000), en Afrique (900 000) dans l’Union européenne (700 000, surtout en France), en Iran ( 500 000) et en Amérique latine ( 200 000). » Soit, si on fait l’addition, 5 900 000. Cherchez l’erreur. Ainsi si ce mensuel s’emmêle à ce point les pinceaux dans des données actuelles et aisément vérifiables, à quelle crédibilité peut-il prétendre quand il se pique de faire des révélations sur des chiffres plus difficiles à démontrer. Si le passé turc n’est décidément pas son truc, le présent arménien non plus. Visiblement, ce magazine les calcule mal. Qu’ils soient morts ou vivants.

Ara Toranian

raffi
Author: raffi

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